Les mots qui tuent

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Les mots qui tuent. À l’été 2023, beaucoup de nos médias se sont couvert la tête de cendres. Vingt ans après le meurtre de l’actrice Marie Trintignant par Bertrand Cantat, chanteur du groupe Noir Désir, les mots de l’époque laissent sans voix les lectrices et lecteurs que nous sommes. 

Titrant sur « l’amour battu », Le Monde parle alors de passion, de soirée de juillet, d’une violente querelle entre deux tourtereaux. C’est le chanteur qui parle, ce « détenu modèle », c’est sa version des faits qui est relayée, c’est sur lui qu’on pleure. Aucune mention des expertises médicales qui contredisent sa version édulcorée des gifles qui auraient entraîné une chute.

Dans Libération, l’écrivain Jacques Lanzmann laisse entendre que c’est elle qui a déclenché la fureur du meurtrier : « Alors la bête se réveille. On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. » Le Figaro s’apitoie sur le chanteur qui « se disloque dans le malheur le plus profond qui se puisse imaginer : tuer la femme qu’il aimait et survivre. » Dispute qui tourne mal, accident, crime passionnel… Jamais un mot contre le criminel, l’homme violent qui domine et qui tue. 

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Rares sont alors les paroles qui rétablissent la vérité. Avec une bonne vue, on peut repérer celles de la Fédération nationale Solidarité Femmes, de l’historienne Florence Montreynaud, de la grande avocate Gisèle Halimi qui prononce enfin le mot de « violence conjugale ». C’est fort mais c’est peu ; des propos noyés dans l’océan d’attention et de compassion portées au « malheureux » meurtrier. 

Mots qui tuent
20 ans après, le ton a changé

Les mots qui tuent : dans la prostitution aussi

Les années ont passé. Aujourd’hui, c’est le grand mea culpa. Vu de l’année 2023, certains journalistes n’en reviennent pas eux-mêmes. Car entre temps, leur lexique a évolué en même temps que la société, jusqu’au point de bascule, en 2017, et la nouvelle donne post-#metoo. Le « féminicide », concept de clarification qui s’est imposé dans les médias comme une traînée de poudre, a mis les pendules à l’heure. 

Si nous relevons aujourd’hui cette prise de conscience, ce poids infini des mots qui tuent, c’est pour tenter un parallèle. Beaucoup de médias grand public ne s’expriment aujourd’hui autrement qu’en termes de « travail du sexe » : une expression relayée comme un mantra, jamais interrogée, qui charrie avec elle le « blanchiment » d’une des pires violences qui soit, une exploitation sexuelle au carrefour de toutes les dominations, économique, sociale, patriarcale, orchestrée par des proxénètes et des trafiquants. 

Peut-on imaginer une révision de ce concept forgé par ceux qui ont intérêt à ses considérables profits, et adopté sans recul par ceux qui se croient respectueux ? L’espoir est peut-être permis. Car « féminicide », un mot qui a fini par s’imposer contre des représentations et des préjugés vieux de plusieurs siècles, a ouvert les yeux, tout comme « travail du sexe » contribue aujourd’hui à les tenir fermés. Faudra-t-il encore vingt ans pour assister, sur ce sujet, à la grande contrition de nos journalistes et chroniqueurs ? 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.