Quelle politique pour l’Europe ?

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À l’image des instances internationales, les institutions européennes ont cessé, ces vingt dernières années, de considérer la prostitution comme une forme de violence et d’esclavage sexuel. Le contexte libéral, la toute-puissance du marché ont entraîné les instances politiques vers un retournement majeur, particulièrement néfaste pour tous les défenseurs des droits humains et notamment des droits des femmes. La prostitution, insidieusement, est devenue pour une partie de l’Europe un métier parmi d’autres, un service public à organiser. Nul n’a semblé conscient de l’importance décisive de ce revirement. Voici l’historique de cette conversion européenne, qui atteint aujourd’hui la croisée des chemins.

Qui se souvient que la prostitution était jusque dans les années 1980 considérée comme une violation des droits humains? Ces termes étaient utilisés en 1984 dans le Plan d’action des Nations Unies contre les pratiques traditionnelles dommageables qui affectent la santé des femmes et des enfants, dans la section Violences à l’encontre des femmes et des enfants. De la même façon, en 1985, la Conférence de l’ONU de Nairobi parlait de forme d’esclavage imposée à des femmes[Cité in [Que font les gouvernements européens face aux politiques de légitimation du proxénétisme?, Marie-Victoire Louis, mars 1998.]]. Et en 1979, la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), invitait les États, dans son article 6, à prendre
toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes.

La prostitution, une forme d’esclavage imposée à des femmes

Les politiques s’inscrivaient encore dans le cadre du combat abolitionniste engagé dans les années 1880 par Joséphine Butler en Angleterre et soutenu par tous les progressistes – par exemple, en France Jean Jaurès et Victor Hugo.
Le symbole en était la Convention internationale de 1949 réprimant la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui dont le préambule affirmait :
La prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine.
Point d’importance, ce texte, élaboré dans la foulée de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) était fondé sur un interdit sans précédent : celui du proxénétisme. Les années 1990 ont été, à cet égard, le théâtre d’un bouleversement qui n’a pas fait la Une des médias. Les instances européennes ont pourtant, dans le sillage des Pays-Bas, ouvert la voie à une conception libérale de la prostitution, considérée comme un métier possible. La lutte s’est peu à peu cantonnée à la prostitution dite « forcée » et à la « traite ». Le concept de « prostitution forcée » a de facto enterré toute volonté de lutte contre la prostitution et le proxénétisme. [[Le corps humain mis sur le marché, Marie-Victoire Louis, Le Monde Diplomatique, mars 1997.]] dénonce, dès 1997, la manière dont le gouvernement néerlandais évacue toute analyse des rapports de domination qui sont à la base même de la prostitution au profit d’une logique économique libérale poussée à son terme ultime.

Prévention du sida, légitimation de la prostitution

Si la libéralisation de la prostitution a bénéficié du concept de prostitution forcée, elle doit aussi beaucoup à la lutte contre le sida. Sans nier la qualité du travail quotidien effectué par les associations de santé communautaire dans la prévention du sida, on ne peut que souligner leur participation à la légitimation du comportement des clients prostitueurs, promus au rang de consommateurs avertis, le préservatif tenant lieu de laisser-passer. Il est significatif de voir que les financements européens ont massivement soutenu les organisations affichant l’objectif de prévenir le sida mais en promouvant clairement la légalisation de la prostitution. En 2002, les députées européennes Jenny Wennberg et Marianne Eriksson ont publié un rapport portant sur le Soutien financier de l’UE à des projets et organisations promouvant la légalisation et la réglementation de la prostitution. Elles y pointaient les organisations financées par la Commission européenne: à partir de 1993, Europap, ensemble de projets européens d’intervention pour la prévention du sida chez les prostituées ; puis le réseau Tampep, destiné à fournir des informations sur le VIH aux prostituées étrangères partout en Europe et créé par la Fondation de Graaf, néerlandaise, militant pour la légalisation; et enfin, à partir de 1997, l’European Network Male Prostitution (ENMP, Réseau européen pour la prostitution masculine) constitué pour prévenir le VIH chez les hommes prostitués.

Des stratégies de censure

Les critiques des auteures ne portaient évidemment pas sur le travail réalisé en matière de prévention du sida mais sur l’utilisation de ce levier pour parvenir à la légalisation de la prostitution. Elles soulignaient la manière dont les membres d’Europap parvenaient à préconiser dans tous leurs travaux une légalisation de la prostitution sans jamais se prononcer en public, et à isoler et censurer les délégués suédois, seuls à afficher une position hostile à cette légalisation. Ce travail de sape est facilité par le caractère occulte du fonctionnement de l’Union Européenne, le jeu d’influence des « groupes d’experts » et autres lobbies : les aides octroyées par la Commission européenne sont décidées sur les conseils d’un comité d’experts, composé de représentants de chaque État membre. La question de leur nomination est donc posée. Gunilla Ekberg, directrice pour l’Europe de la Coalition against Trafficking in Women (CATW, Coalition contre le Trafic des Femmes), déplore le manque de transparence, voire – selon ses propres termes – le processus anti-démocratique qui préside d’une manière générale au choix des membres des groupes d’experts : du temps de Franco Frattini[[Aujourd’hui, le Français Jacques Barrot a remplacé Franco Frattini et un nouveau groupe d’experts a été mis en place en 2008, le GRETA, chargé de suivre l’application de la Convention du Conseil de l’Europe sur la traite des êtres humains, entrée en vigueur en 2008.]], vice-président de la Commission européenne chargé de la justice, de la liberté et de la sécurité, le conseiller allemand sur la traite, Jurgen Merz, était un pro-prostitution. 85% des membres étaient ouvertement favorables à la légalisation de la prostitution.
La personne qui a succédé à Jurgen Merz était une italienne pro-légalisation. Et Marjan Wijers, qui a dirigé le groupe d’experts contre la traite, était l’ancienne directrice de STV, fondation hollandaise contre le trafic des femmes, dont le but était de promouvoir le statut de travailleuse du sexe. À lire également à ce propos : Parlement européen : La prostitution, un danger pour la santé des femmes?

La croisée des chemins

Aujourd’hui, l’Europe se trouve à la croisée des chemins. Les pays qui ont légalisé la prostitution, et donc une partie importante du proxénétisme, se heurtent à un constat d’échec. À l’inverse, d’autres optent pour la pénalisation des clients prostitueurs. Il semble que ces pays apparaissent actuellement comme des modèles plus tentants pour les États – souvent indécis- qui cherchent à se positionner face à l’explosion de la traite et de la prostitution. – Réglementarisme, le dépôt de bilan Certains pays européens ont légalisé la prostitution dite volontaire au nom d’un meilleur contrôle et d’une lutte plus efficace contre la traite et les réseaux criminels. Neuf ans après, les pionniers, les PaysBas, font face à une situation désastreuse. C’est que la loi fonctionne mal : rares sont les personnes prostituées qui se déclarent, et rares les contrats signés entre tenanciers et personnes prostituées.

Femmes pourchassées, marginalisées… et proxénètes légitimés

La législation s’avère – surtout? – être un moyen de contrôle sur les étrangères sans papiers qui sont pourchassées et encore plus marginalisées. Pire, les municipalités ne cachent pas la persistance des liens entre les milieux criminels et les bordels. Elles ferment donc un nombre croissant d’établissements (déjà un tiers des vitrines du Quartier rouge d’Amsterdam). À Liège, en Belgique, le bourgmestre, Willy Demeyer, a également pris des mesures pour fermer une partie du Quartier rouge, faisant le constat qu’il devient un lieu d’insécurité permanente.
En Allemagne, où la prostitution a été légalisée en 2002, le bilan dressé par Klaus Bayerl, directeur de la police criminelle d’Augsburg[[Discours rapporté par l’association Solwodi (bulletin n° 77, sept 2008).]], est sans appel : La position juridique du tenancier et souteneur a été durablement renforcée et malheureusement celle de la prostituée distinctement affaibli. Les grands bordels se sont banalisés. Assimilés à des entreprises de loisirs – des spas avec sauna et piscine… -, ils ont pour gérants, selon M. Bayerl, des hommes de paille irréprochables, pendant que les vrais responsables, qui agissent en arrière-plan, viennent directement du milieu des souteneurs ou grand banditisme.

Banalisation d’une violence qui rapporte

Le directeur de la police dénonce les bénéfices colossaux enregistrés par ces établissements (il avance le chillre de 100 000€ par mois pour les pluspetits d’entre eux) ainsi que les journées imposées en réalité aux personnes prostituées, rarement au-dessous de seize heures par jour. – Les politiques sur les clients prostitueurs Modèle suédois ou modèle finlandais? C’est au tournant des années 2000 qu’a été pour la première fois mise en lumière la responsabilité directe des hommes « clients » dans la traite des femmes et la prostitution. En Europe, l’exemple le plus cru a été donné par les hommes de la Minuk et de la Kfor (forces de maintien de la paix instaurées en Bosnie et au Kosovo à partir de 1999) qui ont occupé leurs loisirs en exploitant sexuellement les jeunes filles dans les clubs et les bordels, au point d’entraîner une explosion sans précédent de la traite des femmes, y compris des mineures. Une curieuse conception de la paix et de la protection des populations… Cet événement, entre autres, a été à l’origine d’une prise de conscience qui s’est traduite dans les textes internationaux sur la traite des êtres humains. Deux politiques coexistent aujourd’hui en Europe : le modèle suédois et le modèle finlandais. Il faudrait dire trois politiques, certains pays adoptant le modèle « rien », la France[[En France, ne sont réprimés que les « clients » des prostitué-e-s mineur-e-s ou particulièrement vulnérables (une seule condamnation en 6 ans).]] par exemple. – Le modèle suédois impose la pénalisation des clients prostitueurs (Suède 1999, Norvège 2008, Islande 2009.) La Suède a été la première à voter une loi intitulée La paix des femmes, loi globale intégrant la prostitution au nombre des violences faites aux femmes et aux êtres humains en général. La prostitution est refusée en raison de son caractère contradictoire avec l’avancée vers l’égalité hommes/femmes. Un nouveau principe est admis dans la société: on n’achète pas le corps d’autrui, même avec son consentement. Les proxénètes sont poursuivis, mais pas les personnes prostituées qui sont encouragées à se tourner vers des services sociaux pour se reconvertir. La Norvège, de son côté, a appuyé son argumentaire sur la lutte contre la traite, cette dernière étant inséparable de la prostitution qu’elle alimente. Sans aller aussi loin, de plus en plus de pays à travers l’Europe ont lancé des campagnes de dissuasion en direction des « clients » : Espagne (Madrid et Andalousie), Lituanie, Hongrie, Bulgarie, Danemark… – Le modèle finlandais opte pour une demi-mesure Le « client » n’est poursuivi que s’il a sollicité une personne victime de la traite ou bien des proxénètes et qu’il en avait eu connaissance ! Une loi parfaitement inagplicable. (Finlande, 2006) Le Royaume-Uni est tenté par cette voie aujourd’hui. Variante : certains pays pénalisent les clients de la prostitution de rue, légitimant ainsi la prostitution, à condition qu’elle soit invisible.

Diverses légitimations du droit à la consommation des corps

Ce type de loi est représentatif de la complaisance que les sociétés conservent envers les « clients ». Leur « droit » séculaire à disposer du corps des femmes n’est pas remis en cause. Bien au contraire, il est relégitimé. Même principe pour certaines campagnes dites « de prévention » : campagne Fair Play (distribution de préservatifs et d’une carte avec les Dix règles d’or pour les clients des travailleuses du sexe) lors du Mondial de football en Allemagne en 2006 ; campagne Don Juan lors de l’Euro 2008 en Suisse. Censées prévenir la traite des femmes, ces campagnes se contentent de demander aux hommes d’être polis, propres et pas trop ivres. Elles prétendent faire des prostitueurs des alliés dans la lutte contre la traite, ceux-ci étant censés repérer les jeunes femmes ayant des bleus ou l’air trop malheureux. On peut pour le moins rester sceptique devant ce type de mesure. D’une part parce que cet encouragement de fait au recours à la prostitution est le meilleur service rendu aux trafiquants, tenus de renouveler la « marchandise » offerte. La nouveauté n’est-elle pas la première exigence des « clients » ? Ensuite parce que ces derniers achètent précisément le droit à l’égoïsme et à l’indifférence – la preuve en est le pourcentage d’entre eux qui payent le prix fort pour des passes sans préservatif. Enfin, parce que la comédie prostitutionnelle consiste pour les premières concernées à cacher coùte que coùte la réalité aux « clients » aussi bien qu’à la police.

Vers la pénalisation des « clients »

Face au comportement des « clients », l’Europe est à la croisée des chemins. Leur mise en cause dans le développement de la traite est maintenant inévitable. Même les Pays-Bas, qui ont choisi de faire de la prostitution un « service public garanti » à la moitié masculine de la société et une importante source de profits pour l’État, songent aujourd’hui à pénaliser les clients des prostituées illégales. Il est vrai que ce n’est pas dans le but de faire reculer la prostitution mais bien plutôt dans celui de poursuivre la chasse aux sans-papiers. – Les textes et la « demande » Les textes internationaux invitent tous, désormais, à décourager la demande qui favorise la traite des femmes. 2000 – Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée et son protocole additionnel visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particuHer des femmes et des enfants, dite Protocole de Palerme. Article 9.5 :
Les États parties adoptent ou renforcent ees mesures législatives ou autres, telles que des mesures d’ordre éducatif, social ou culturel (…) pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite.
2005 – Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains, dite Convention de Varsovie. Article 6 :
Afin de décourager la demande (…) chaque Partie adopte ou renforce des mesures (…) y compris : des recherches sur les meilleures pratiques (…) ; des mesures visant à faire comprendre de la responsabilité (…) des médias et de la société civile pour identifier la demande comme une des causes profondes de la traite des êtres humains ; des campagnes d’infomation ciblées (…) ; des mesures préventives concernant des programmes éducatifs (…) mesures en direction des médias et de la société civile, mesures préventives pour garantir l’égalité filles/garçons, etc.

Documents joints

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.