Du Carlton aux rues d’Orléans, même réalité crue

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Patricia Chaumet, militante à la délégation du Mouvement du Nid du Loiret, est interviewé par le magazine en ligne Apostrophe 45.

Le procès du Carlton servira-t-il la cause des femmes prostituées en battant en brèche un certain nombre d’idées reçues et de distinctions subtiles mais fallacieuses qui les privent encore du statut de victime ? À commencer par le distinguo, entretenu par les proxénètes eux-mêmes, entre call-girls de luxe et prostituées lambdas, les premières s’adonnant, dans l’exercice de la prostitution, à ce commerce lucratif poussées par des motivations vénales superflues, à l’inverse des secondes, contraintes de faire le trottoir, faute d’autres ressources.

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Le fait que ces femmes se prostituent dans les bois, dans des voitures ou dans des suites d’hôtel ne change rien, commente Patricia Chaumet, bénévole pour le Mouvement du Nid dans le Loiret. Les paroles de Jade [ndlr : l’une des femmes prostituées impliquées dans l’affaire du Carlton] le confirment et démontrent, une fois encore, que de nombreuses femmes qui se prostituent ont connu de la violence dans leur enfance. Et qu’elles finissent par se dire, acculées par des problèmes d’argent, un peu plus ou un peu moins, cela ne change rien.

On ne choisit pas cette vie-là, je ne me suis jamais acheté de sac ou une paire de bottes de marque.

Jade

Aux antipodes de l’image stéréotypée de la call-girl ou de l’escort-girl qui se prostitue pour s’offrir de la maroquinerie de luxe, Jade – un nom d’emprunt – a ainsi apporté un témoignage saisissant sur la descente aux enfers qui l’a conduite à la prostitution, et à la rencontre avec Dominique Strauss-Kahn. J’ai ouvert le frigo, je savais que j’allais avoir une enquête sociale pour la garde de mes enfants et j’ai vu que le frigo était vide (…) On ne choisit pas cette vie-là, je ne me suis jamais acheté de sac ou une paire de bottes de marque. Et dès que je pouvais, je retrouvais un boulot dans l’intérim, a-t-elle ainsi expliqué devant le tribunal correctionnel de Lille.

Dans le langage utilisé, on parle des hommes, des femmes, et des prostitués comme s’il s’agissait d’un troisième genre.

Patricia Chaumet

La déshumanisation de la femme prostituée, réduite au statut d’objet sexuel, Patricia Chaumet la constate dans le vocabulaire employé par les proxénètes comme par les clients qui ont témoigné dans l’affaire du Carlton : aux parties fines, filles, matériel, cheptel évoqués par ces derniers répondent les termes de viol, de boucherie, d’empalage, utilisés par les femmes prostituées. Les proxénètes et les clients utilisent des termes animaliers, les femmes sont ramenées à des choses, à un « cheptel », elles sont là pour servir de pseudo besoins. Nous avons, plusieurs fois, interrogé des clients qui nous disent : « Je ne trompe pas ma femme, c’est une pute ». Dans le langage utilisé, on parle des hommes, des femmes, et des prostitués comme s’il s’agissait d’un troisième genre, analyse Patricia Chaumet.

J’aimerais un jour filmer le visage de ces femmes qui sortent de la voiture : elles crachent, elles vomissent, elles crient « salauds ».

Tous les quinze jours, les bénévoles de l’association du Nid vont à la rencontre des femmes prostituées, notamment faubourg Bourgogne, à Orléans, afin de dialoguer avec elles, et espérer, au bout d’un long et incertain chemin de réinsertion, les sortir de la prostitution. Le constat que font ces bénévoles est sordide. J’observe ces femmes. La voiture s’arrête. Il n’y a pas un bonjour. J’entends le conducteur dire « pipe » ou « sodomie », puis la portière se referme. Cinq minutes après, la femme descend de la voiture. Et j’aimerais un jour filmer le visage de ces femmes qui sortent de la voiture : elles crachent, elles vomissent, elles crient « salauds » et insultent le client qui demande une pipe et qui ne se lave même pas, poursuit la bénévole du Nid.

Certaines sont parties poussées, vendues, par leur famille, par leur mère, parce qu’il fallait en sacrifier une.

Par de simples mots, un échange affable, un regard compréhensif, les bénévoles du Nid adoucissent cette brutalité quotidienne et redonnent à ces femmes une humanité que les clients leur volent. Il y a des femmes à Orléans que l’on connaît depuis vingt ans. Certaines nous sautent au cou quand nous allons les voir et nous remercient de leur parler comme à des êtres humains, témoigne Patricia Chaumet.

À Orléans, le Mouvement du Nid suit le dossier de soixante-cinq femmes, Roumaines, Bulgares, Angolaises ou encore Camerounaises. Des femmes qui travaillent pour un proxénète, même si elles s’en défendent naturellement, et qui sont issues parfois d’un même village ce qui accrédite bien sùr la thèse de réseaux constitués. Certaines sont parties poussées, vendues, par leur famille, par leur mère, parce qu’il fallait en sacrifier une. À la douleur de la prostitution s’ajoute ce sentiment terrible d’avoir été sacrifiée. Une femme a mis trois ans à comprendre que sa mère l’avait vendue. Et certaines femmes ferment les yeux sur cette réalité pour ne pas sombrer davantage et ne veulent pas savoir comment elles sont arrivées là, sur ce trottoir à Orléans.

Une femme qui se prostituait dans les bois vers Fontainebleau a été conduite à l’hôpital alors qu’elle avait d’innombrables morsures aux jambes.

Cette violence faite aux femmes, qu’elle ait pour théâtre une chambre d’hôtel cosy ou la forêt d’Orléans et de Fontainebleau, dérive fréquemment vers une brutalité physique proche d’actes barbares. Une femme qui se prostituait dans les bois vers Fontainebleau a été conduite à l’hôpital alors qu’elle avait d’innombrables morsures aux jambes. Une fois mise en confiance, elle a expliqué que de plus en plus souvent des clients venaient avec des chiens et qu’ils les lâchaient sur les femmes si elles refusaient une pénétration sans préservatif ou si elles refusaient un acte sexuel avec des objets, raconte Patricia Chaumet.

Ce procès va dans notre sens, il a ouvert les yeux à plein de gens qui ont été témoins de cette bestialité.

Et c’est bien cette déshumanisation cruelle de la femme qui a été mis en relief lors du procès du Carlton dont les bénévoles de l’association du Mouvement du Nid veulent croire qu’il conduira à une prise de conscience collective. Ce procès va dans notre sens, il a ouvert les yeux à plein de gens qui ont été témoins de cette bestialité, poursuit Patricia Chaumet. Un sondage réalisé par l’Obs et le Sénat semble aller dans ce sens puisque 77% des 1.162 personnes interrogées se disent favorables à la pénalisation du client, ce qui prend le contre-pied des précédentes consultations sur le sujet.

Une pénalisation souhaitée par le Mouvement du Nid, mais qui, seule, restera largement insuffisante pour avoir une réelle efficacité : campagne de prévention, abolition du délit de racolage pour les femmes prostituées, moyens financiers mis à disposition des associations comme le Nid pour proposer des solutions de réinsertion, renforcement des moyens pour lutter contre les proxénètes, ou encore journée de sensibilisation imposée aux clients, tels sont les leviers que le Mouvement du Nid souhaiterait actionner pour redonner à ces femmes leur dignité bafouée.

Anthony Gautier