Le monde intellectuel est souvent marqué par une complaisance persistante envers la prostitution ou, plus précisément, ceux qui y ont recours. Il se trouve toutefois des voix de plus en plus nombreuses pour s’élever contre cette survivance archaïque, ce symbole de la domination.
Du côté de la psychologie
Philippe Brenot (psychiatre, sexologue)
Il n’existe pas d’état de nature dans la sexualité humaine. Ce sont les rapports sociaux de sexe, marqués par la domination masculine, qui déterminent ce qui est considéré comme normal et souvent interprété comme naturel, comme les fameux besoins sexuels irrépressibles que les prostituées seraient chargées d’assouvir. Les hommes et les jeunes garçons peuvent contrôler leurs pulsions sexuelles.
L’agression sexuelle est un crime motivé par un désir de contrôle et de domination plutôt que par une pulsion sexuelle incontrôlable.
La neurologie montre qu’il n’y a pas d’instinct sexuel. Il faut un bain social, un apprentissage avec toutes ses étapes. Les hommes ont un réflexe érectile qui n’a rien à voir avec l’amour ni même avec le désir. Ils sont dans la confusion entre désir, érection et amour. Il existe quatre besoins physiologiques fondamentaux: la faim, la soif, la défécation, le sommeil. Le sexe n’est nullement un besoin biologique. Le manque n’engendrera ni la maladie, ni la mort. Juste la frustration.
Pour les hommes, le sexe a surtout une importante fonction identitaire. L’activité sexuelle doit se réguler en fonction des contraintes de la sodété et du désir de la partenaire.
J’accuse la société.
Je l’accuse de ne pas pratiquer ce qui est une nécessité absolue : l’éducation à la sexualité. Certains hommes n’ont pas appris à désirer. Ils ont une immense difficulté à accepter la frustration, une immense difficulté dans la construction de leur désir. Le problème de l’éducation des hommes est fondamental.
– Extrait de
Existe-t-il un besoin sexuel?
in
Prostitution, les nouveaux enjeux de la prévention : clients, sexisme, pornographie, actes du colloque, Mouvement du Nid, Nanterre, 12 octobre 2005.
Du côté du féminisme
Geneviève Brisac, Marie Desplechin, Annie Ernaux, Kathleen Evin, Marie Masmanteil signent un article intitulé
Au vrai chic féministe
dans
Le Monde du 16 janvier 2003 en réponse au texte de Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet intitulé
Ni coupables ni victimes, libres de se prostituer!
L’heure est venue de rouvrir les bordels, espaces de liberté inégalés, dont l’histoire de l’humanité nous dit assez combien ils ont œuvré pour le droit des femmes à disposer d’ elles-mêmes, l’évolution des mœurs et la démocratie par voie de conséquence. (…) À ce fantasme contemporain d’un réservoir humain de corps propriétés que l’individu serait
libre
de démembrer et de vendre par pièces et morceaux, répond le vieux fantasme des
belles de jour
qui se rêvent, elles, en Catherine Deneuve, variant les conditions de l’étreinte, feignant d’ignorer que la prostitution de masse a toujours été, est et demeurera un marché de la misère et de la violence.
– Extrait de
Au vrai chic féministe
paru dans
Le Monde du 16 janvier 2003. À télécharger en version intégrale sur cette page.
Du côté de la philosophie, de l’éthique et de l’anthropologie
André Comte-Sponville (philosophe)
Ce n’est pas le sexe, le plaisir ou la liberté qui font problème dans la prostitution. C’est l’argent, c’est la violence, c’est le trafic d’êtres humains. Enfin, c’est parfois l’esclavage. (… ) [combattre la prostitution et le
proxénétisme par respect du plaisir et par respect de la liberté] D’abord par respect du plaisir parce que se prostituer, c’est faire l’amour non pour le plaisir ou par amour, mais pour l’argent. C’est donc instrumentaliser le sexe, que ce soit volontairement ou sous la contrainte. C’est traiter le plaisir comme un moyen, non comme une fin. C’est soumettre le désir à l’argent ou à la misère, disons au marché, et c’est en quoi la prostitution, si elle ne l’a pas attendue pour exister, dit malgré tout quelque chose d’essentiel sur notre société : à savoir qu’elle est une société marchande pour le meilleur comme pour le pire – et bien sùr la prostitution fait partie du pire – ; une société qui aime moins le plaisir que l’argent, moins l’amour que le profit, moins les individus – hommes ou femmes – que les clients, enfin moins les citoyens que les consommateurs.
– Extrait d’une communication au Colloque de l’ Unesco « Peuple de l’abîme » du16 mai 2001.
Françoise Héritier (professeure au Collège de France, anthropologue)
La question de la prostitution n’est envisagée dans aucun pays ni traitée politiquement et par l’éducation comme la question absolument centrale des rapports du masculin et du féminin qu’elle est.
Accepter de réglementer la prostitution sur le modèle néerlandais ou allemand, c’est donner institutionnellement et juridiquement corps au modèle archaïque dominant qui accorde aux hommes des droits essentiels sur le corps des femmes.
Si nos gouvernants se doivent de résister aux sirènes réglementaristes, c’est que les mesures préconisées seraient en leur principe et par essence contraires à celles qui ont été prises pour reconnaître aux femmes le statut de personnes disposant d’elles-mêmes, par l’usage de la contraception notamment.
Le réglementarisme s’abrite aussi derrière l’idée de liberté, du libre choix des femmes, mais il s’agit d’un leurre qui entérine en réalité le fait que ce libre choix est celui d’hommes qui ont besoin d’un cheptel où faire leur marché…
Un point n’est jamais mis en discussion: c’est la licéité de la pulsion sexuelle masculine exclusivement, sa nécessité à être comme composante légitime de la nature de l’homme, son droit à s’exprimer, tous éléments refusés à la pulsion sexuelle féminine, jusqu’à son existence même. C’est l’élément le plus fort et absolument invariable de la valence différentielle des sexes: la pulsion sexuelle masculine n’a pas à être entravée ou contrecarrée; il est légitime qu’elle s’exerce sauf si elle le fait de manière violente et brutale à l’encontre du droit offidel d’autres hommes. Elle est.
– Extrait de
Masculin Féminin tome II – Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002.
Axel Kahn (généticien)
Je me place dans le cadre d’une réflexion éthique qui dépasse largement la question de la prostitution. C’est celui du respect, de la non-commercialisation du corps, commercialisation qui a d’ailleurs lieu sous contrainte dans la plupart des cas. L’idée forte de la pensée éthique, c’est que le corps est indissociable de la personne. Si la personne n’est pas réductible à son corps, il reste que son rein, son pied, sa main procèdent de la personne et par conséquent
la dégradation de l’intégrité physique est une atteinte au respect de sa dignité : ce qui sous-tend le refus de l’esclavage, qui est une aliénation du corps, comme de la commercialisation des organes. (…)
La prostitution entre dans le cadre de cette réflexion globale. Légaliser la prostitution comme le font les Pays-Bas, c’est considérer qu’il y a des exceptions à cette exigence de non-commerdalisation du corps humain. La prostitution n’est pas l’expression d’une liberté essentielle ni un métier normal. Le corps humain comme objet de commerce est une aliénation. Ce principe ne souffre aucune exception. (…)
Je suis hostile à une évolution qui légaliserait la prostitution et qui légitimerait la vente de l’usage du corps des femmes. Cela dit, il ne faut pas confondre les victimes et les responsables. Pour moi, c’est un peu le même problème que pour la drogue. L’usager doit être aidé, plus que pénalisé. Je suis pour des actions contre toutes les formes de proxénétisme, contre les souteneurs parce qu’ils exploitent, jusqu’à l’esclavage, le corps humain. Quant au « client », je pense qu’il serait souhaitable d’ouvrir un grand débat démocratique, de mettre en discussion la politique suédoise consistant à pénaliser l’utilisateur. Je n’ai pas d’idée arrêtée là-dessus pour le moment mais
je trouve intéressant de faire savoir aux utilisateurs, que, ce faisant, ils commettent une transgression et que, le cas échéant, ils puissent avoir à en répondre.
– Extrait d’un entretien accordé à
Prostitution et Société, numéro 131, octobre – décembre 2000.
Documents joints
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