Intouchables ? People, justice et impunité

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L’une est avocate, l’autre philosophe. Elles ont décortiqué 500 articles de presse liés à  des affaires très médiatiques qui, de 2003 à  2017, ont mis en cause des hommes en vue, Polanski, Cantat, Tron, DSK. Travail de la justice, discours des médias, impact social et politique, leur analyse féministe trace le portrait d’une France longtemps figée dans son machisme mais aussi les évolutions qui la parcourent et qui prennent tout leur sens au moment où se libère la parole des femmes.

Ils sont célèbres, admirés, ce sont des hommes « importants ». Mais il se trouve qu’ils sont poursuivis par la justice. Le cinéaste Roman Polanski a reconnu un viol sur mineure, le chanteur Bertrand Cantat a tué sa compagne Marie Trintignant, l’ex secrétaire d’état Georges Tron a été mis en cause pour harcèlement et agressions sexuels et Dominique Strauss Kahn, ex directeur du FMI, pour le viol de Nafissatou Diallo et l’affaire dite du Carlton. Pédocriminalité, viols, violences conjugales, agressions sexuelles, prostitution, ces affaires sensibles ont toutes été l’occasion de mettre les violences faites aux femmes sur la scène publique.

Premier réflexe relevé par les deux observatrices, l’indulgence collective envers les hommes célèbres, l’artiste étant de tous le plus intouchable comme le montrent Polanski et Cantat, célébrés à  la Cinémathèque et à  la Une des magazines. On peut certes apprécier leurs œuvres mais faut-il vraiment aller jusqu’à  les traiter en héros adulés par la foule ?

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Tous sont décrits comme les victimes d’une chasse à  l’homme ou d’un traquenard. Une mécanique rôdée enclenche un discours agresseur qui opère une déculpabilisation et procède à  un renversement des rôles. La présomption d’innocence de l’accusé se transforme alors en présomption de culpabilité de l’accusatrice. Ce discours qui participe à  l’omerta et organise l’impunité est typique des affaires de viol, crime commis majoritairement par des hommes sur des femmes, et soumis à  un traitement à  part.

Le cas de Dominique Strauss Kahn est plein d’enseignements. Suite à  son arrestation à  New York, en 2011, après la plainte pour viol de Nafissatou Diallo, le directeur du FMI reçoit une avalanche de soutiens inconditionnels, notamment de ses pairs, intellectuels, hommes politiques, journalistes. La défense médiatique s’organise en hâte, au prix de toutes les incohérences : Il ne peut pas être violeur côtoie les Enfin, tout le monde savait !. Quant à  la victime, femme pauvre et qui plus est noire, elle a surtout droit à  la suspicion et à  des remarques méprisantes sur son physique. Pour Yael Mellul et Lise Bouvet, preuves à  l’appui, l’affaire agit comme révélateur d’une société française raciste et sexiste. Et pas seulement. Avec le recul, l’ampleur des réflexes de classe est elle aussi saisissante. Une caste d’hommes connus et riches se serre les coudes et reste, dans l’inconscient collectif, à  l’abri des comportements de voyous.

La mise en cause de DSK dans l’affaire du Carlton va peu à  peu rebattre les cartes. Poursuivi pour proxénétisme aggravé (et relaxé en juin 2015), il offre l’occasion, unique dans les annales médiatiques, de braquer crùment les projecteurs sur une question qui évoque encore la gaudriole, la prostitution des femmes. Les témoignages de Jade ou Mounia font l’effet d’un choc. Aux antipodes du libertinage avancé par les accusés, le pays découvre, en fait de « prostitution de luxe », des actes sexuels sordides imposés à  des femmes au frigo vide et aux vies cassées. Comme toujours, déferlent contre les féministes les accusations de puritanisme, comme toujours est brandi le sacro saint argument de la vie privée en vertu de la conception erronée d’un espace privé pour les hommes qui serait une zone de non droit pour les femmes. Mais la vérité s’est frayée un chemin et l’opinion entrevoit les contours d’un acte sexuel imposé sous contrainte, celle de l’argent. Rien ne sera plus jamais comme avant. Au point que DSK, quelle ironie, peut aujourd’hui être tenu pour un allié objectif des abolitionnistes dans leur lutte en faveur de la loi de 2016 qui pénalise les prostitueurs.

La route est longue mais le combat n’est pas désespéré. L’analyse menée dans Intouchables, dont on peut parier qu’elle n’aurait jamais été publiée il y a encore quelques années, marche de pair avec le mouvement #metoo et avec les dénonciations actuelles de la profonde complaisance pour les violences contre les femmes, y compris à  gauche. Après des milliers d’années de soumission au féminin, l’enjeu est tout simplement de sortir de cette loi du silence en bande organisée.