L’institut Diderot a édité une conférence de la philosophe Sylviane Agacinski sur le thème « le corps humain et sa propriété face aux marché ». Un petit fascicule précis et clair qui remet le monde à l’endroit.
Sylviane Agacinski y reprécise certaines valeurs de la philosophie du droit de la personne humaine, mises en danger par l’idée de plus en plus couramment véhiculée selon laquelle le corps humain pourrait être une ressource, un capital dont l’individu serait propriétaire et qu’il pourrait commercialiser librement (G Becker).
Mais, rappelle la philosophe, le corps est indissociable de la personne humaine. « La personne a une double nature, deux dimensions, corporelle et spirituelle, mais qui n’ont jamais été conçues comme séparables, sauf par la mort » dit la tradition chrétienne. Quant à Merleau-Ponty, il dit encore plus clai- rement : « Je n’ai pas un corps. Je suis mon corps ».
Par ailleurs, le droit des personnes se construit sur la différence entre personnes et biens. La personne est un sujet qui possède des biens qui sont des objets. C’est seulement dans l’esclavage, que les humains sont utilisés comme des biens. « Le propriétaire d’esclave est libre de se servir d’une personne humaine et de l’aliéner», dit-elle. Ce sont les étapes de l’abolition de l’esclavage qui font sortir progressivement l’être humain du champ du marché. Cette servitude est dès lors définie comme un attentat contre la dignité humaine (Schoelcher, 1848).
Or la dignité humaine est un droit inaliénable – on ne peut donc choisir librement d’y renoncer. «La liberté pour un homme de se vendre lui-même est un sophisme qui masque à la fois la demande d’un autre (celui qui veut se l’approprier pour s’en servir) et les conditions économiques réelles qui contraignent cet homme, pour survivre, à renoncer à son intégrité physique», explique la philosophe.
Sylviane Agacinski examine ensuite les marchés actuellement en développement, qui se déclinent en deux catégories. Celle où c’est le corps tout entier qui est mis à disposition (donc la personne toute entière), pendant un temps donné, d’autrui contre un certain prix et pour un temps donné (prostitution, GPA) et celle où c’est une partie de soi qu’on vend ou donne (sperme, sang, ovocytes, rein, etc.).
Dans le premier cas, elle précise bien que le contrat prostitutionnel ne porte sur aucun «travail», aucune activité productrice de bien ou de service, mais sur l’usage sexuel du corps charnel pour le «client» et pour sa seule jouissance.
Des marchés intrinsèquement inégalitaires
Plus récent, le marché du corps maternel entraîne là une double appropriation marchande : celle du corps féminin tout entier (en effet, l’utérus n’est pas un « à part » de la personne) et de l’enfant, remis à la naissance à ceux qui l’ont commandé. «L’enfant, dit-elle devient une marchandise au sens propre du terme : un objet produit pour la vente ».
Dans un deuxième temps, Agacinski revient sur les raisons qui rendent toute marchandisation inacceptable. D’abord, ces marchés sont intrinsèquement inégalitaires. Que ce soit à l’époque où on vendait ses cheveux, ses dents, en Europe au 18e siècle par exemple (on pense évidemment à Fantine dans Les Misérables de Hugo, qui passe de la vente de ses dents à la prostitution), ou aujourd’hui avec notamment le marché des ovules, le corps devient ressource, et cela «touche systématiquement les populations les plus déshéritées, au service du bien-être, de la santé ou de la reproduction des plus riches »
Avant de conclure, elle insiste enfin sur la nécessité de ne pas mal comprendre l’idée de Locke selon laquelle «notre personne nous est propre», et non pas que nous en serions propriétaires. C’est seulement le travail incorporé à une chose qui crée la propriété.
Où l’on en revient à l’évidence : dans la prostitution, il n’y a pas travail, mais mise à disposition de soi au profit d’un autre, qui essaie de masquer cela sous l’appellation de liberté.