Deux cent cinq pages exactement. Deux cent cinq fois la tentation de refermer le livre et d’oublier les horreurs dont les hommes sont capables… Le livre de l’iranienne Chahdott Djavann est un voyage au bout de l’enfer des femmes, pire encore, l’enfer des femmes prostituées.
Chahdott Djavann a juré de donner la parole aux plus muettes des muettes, les prostituées, dans l’une des pires sociétés qui soient, celle des mollahs iraniens. Muettes parce qu’elles sont impures
et donc haïes, ou muettes parce qu’elles sont mortes ; pendues, lapidées, étranglées avec leur tchador. Son livre est un cri d’une absolue crudité, un hurlement pour dénoncer la haine des femmes et du plaisir, et la tartufferie qui fait de Téhéran un bordel à ciel ouvert.
Car, sous les postures con tes en dévotion, la véritable obsession est celle des «besoins» masculins. La sexualité des hommes est impérative, celle des femmes est diabolique. Sur la terre comme au ciel, les houris[[Vierges qui attendent les musulmans (hommes…) au Paradis.]] sont là pour satisfaire leurs désirs à eux. Eux, qui peuvent avoir quatre femmes officielles et, comme ce n’est pas suffisant, contracter autant desigheh qu’ils le désirent. Lessigheh ? Des mariages temporaires, une sorte de CDD sexuel
, qui permet de violer de toutes jeunes filles avec la bénédiction de l’imam.
Le livre retrace le destin de deux femmes, Zahra et Soudabeh, entrelacé avec celui de mortes dont ces pages sont le mausolée. En courts chapitres, se dessine un monde où être prostituée est un crime passible de la peine de mort ; où le destin de pute
de certaines petites filles est écrit dès l’âge de cinq ans ; où les prostituées prennent cent quatre-vingt coups de fouet par les gardiens de la morale
ou sont assassinées par des hommes qui font vœu de purification
; où les hommes qui veulent économiser les frais de putes
se collent contre les femmes au milieu des bus, là où la ligne de démarcation entre elles et les hommes occasionne les contacts interdits. Un monde où les femmes implorent chaque nuit le pardon de Dieu pour le mal qu’on leur fait.
Le viol est partout, la violence, la prostitution, la prédation. Dans les milieux pauvres, les lles, les sœurs, les épouses, les mères se vendent pour nourrir les familles et payer les doses dans un pays où sévit le tra c d’opium et d’héroïne. Les petites bonnes « à tout faire » font la vaisselle et les fellations au patron. Les bordels clandestins aspirent les gamines de quatorze ans, dissuadées de s’enfuir par des proxénètes qui leur promettent un visage défiguré à l’acide…
Tous les droits sont pour les dominants mâles. Les Mollahs cachent mille et un tours dans les plis et replis de leur turban
et s’arrangent avec les textes et la charia pour transformer les bourreaux en victimes et les victimes en coupables. L’homme qui a éliminé
seize femmes prostituées dans la ville de Mashhad, et qui a reçu pour cela de nombreux soutiens, a expliqué qu’il n’avait fait que son devoir en essayant d’éradiquer la fessad, l’immoralité. Il se reposait sur la notion juridique de sang sans valeur
prévue par les textes religieux et qui a permis à d’autres assassins de prostituées d’être acquittés. (Toutefois, celui-ci, jugé indigne du discernement islamique nécessaire, a quand même été pendu…).
L’auteure n’a pas le cœur de nir son livre sur une note tragique. Elle laisse donc Soudabeh s’enfuir en lui souhai- tant de trouver l’horizon futur de la liberté. En tout cas, elle a réussi son pari. Exhumer ces femmes qui n’ont plus rien à perdre puisqu’elles ont déjà tout perdu ; écrire noir sur blanc que leur sang n’était pas sans valeur ; rendre hommage à ces écorchées vives d’une société criminelle ; les faire exister, pour le malheur des ayatollahs.
Cet article est paru dans le numéro 189 de notre revue,Prostitution et Société. Pour nous soutenir et nous permettre de continuer à paraître, abonnez-vous!