Triste tigre, de Neige Sinno

1693

Triste tigre, de Neige Sinno, qui a déjà eu de nombreux prix littéraires, est à la fois une œuvre littéraire passionnante et un décryptage exceptionnel sur la réalité et des conséquences d’avoir été victime d’inceste.

La narratrice a été violée par son beau-père pendant plusieurs années, au moins à partir de ses 9 ans mais probablement plus tôt, jusqu’à l’adolescence. Elle l’a dénoncé adulte -notamment pour protéger ses frère et sœurs plus jeunes en en parlant à sa mère. Fait plutôt exceptionnel, l’agresseur a admis les faits, ce qui a rendu possible sa condamnation à 9 ans de prison.

Ce qui caractérise Triste tigre, c’est la lucidité et l’honnêteté avec lesquelles Neige Sinno raconte ce qu’elle a vécu. Elle commence par la littérature, en tentant de faire le « portrait » du bourreau, et de la victime. Elle convoque Lolita de Nabokov et s’interroge sur la cécité volontaire et coupable de la société, qui réinvente et enjolive les histoires, qui renversent la culpabilité, et ont fait de Lolita une provocatrice, dont Humbert Humbert serait victime.

Annonce

A lire également  : l’éternel détournement de Dolores Haze (Lolita)

« A aucun moment, elle [Lolita] n’aime ça », nous éclaire l’autrice. Et à tout moment, son agresseur sait qu’elle n’aime pas ça.  (voir à ce sujet notre article dans PS)

En multipliant les angles de vue, en donnant à voir le point de vue de l’enfant, en nous empêchant de détourner le regard de la réalité crue, elle nous fait comprendre ce qui pèse sur la victime. Et nous interroge sur cette manie de la société de ne pas vouloir regarder la vérité en face, en préférant si souvent regarder « le bon côté » de l’agresseur.

Dans son cas, son beau-père ayant avoué, l’entourage n’a pas pu nier les faits. Mais que ce soit pendant le procès ou en dehors, de nombreux proches ou connaissances ont préféré regarder de « l’autre côté » : « il faut regarder ses bons côtés, disait ma soeur » (…) « il l’avait fait, mais en dehors de ça, il était super ».

L’autrice s’interroge alors sur cet aveuglement collectif : « c’est étrange, car pour moi c’est l’inverse. Son crime fait de tout le reste de son existence une aberration, il empêche de la lire sous le prisme de la dignité ou d’une quelconque qualité morale ».

Ce ne sont pas des histoires d’amour

D’amour pour son beau-père il n’a jamais été question pour la narratrice. Il est arrivé dans sa vie lorsqu’elle était petite enfant. Et c’est même cela qui, selon lui, dans une justification autant répétée qu’absurde, l’aurait poussé à franchir la ligne infranchissable du crime d’inceste… Il n’arrivait pas à se faire aimer d’elle, alors il l’a violée ?!

Neige Sinno, même si elle est très documentée sur le sujet, l’aborde ici d’abord par la voix du récit littéraire, qui a en lui-même une force politique. Un exemple, avec la juxtaposition de ces deux phrases, qui en dit plus que toute explication de texte :

« Il lisait mon courrier, fouillait mes affaires régulièrement, contrôlait mes vêtements, mes fréquentations, mes sorties, mes copines, mon argent de poche ».

« Il ne m’a jamais fait faire mes devoirs, jamais interrogée sur mes leçons d’école, ne s’est jamais intéressé aux livres que je lisais ».

Dans la position unique de la narratrice du côté des victimes, elle ne laisse aucun sujet de côté, même les plus difficiles. Elle évoque ainsi la question de l’orgasme expérimenté par de nombreuses victimes enfants, un leurre destructeur : « Son plaisir était de me donner du plaisir contre mon gré. En me donnant ce plaisir il me rendait complice de mon viol. A ses yeux, et aux yeux de la société dans laquelle nous vivions. Il pensait peut être que cela fonctionnait pour moi aussi, cette poudre aux yeux de l’orgasme. Sauf que moi, puisque je le vivais, je savais bien que l’orgasme n’était pas nécessairement du plaisir ».

Neige Sinno s’interroge sur les motivations de son agresseur, et à travers lui de tous les autres. « L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire ». Un soldat commet des crimes parce qu’il le peut. Un agresseur d’enfant viole parce qu’il le peut…

Ce crime, souligne un peu plus loin l’autrice, a des conséquences traumatiques qui « vont bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elles affectent depuis la possibilité de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être ».

Triste tigre : Happy End ?

Filant la métaphore de la fiction , Neige Sinno évoque la possibilité – ou pas, d’un happy end : «(…) Mais bien sûr qu’il n’y en a pas. Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. C’est une erreur et une source d’angoisse que de souscrire au mythe du survivant tel que nous le décrivent les films américains ».

Elle va même plus loin : « je déteste l’idée que certains s’en sortent et d’autres pas, et que surmonter le traumatisme est un but moralement louable. Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte ». 

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systématique qui détruit les fondements même de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours ».

Triste tigre est un livre indispensable, un livre de vérité, qui nous touche au plus profond et ne nous donne jamais la satisfaction des certitudes. Ainsi, parlant de tout ce qu’elle a perdu (amis, connaissances, relations familiales, etc.) en prenant la parole contre son violeur, elle s’interroge :

« On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité exactement, je ne saurais le dire ».

A lire également : Neige Sinno remporte le prix Femina 2023