Inceste, prostitution : sortir du déni

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La déferlante #metooinceste a permis de mettre sur le devant de la scène l’ampleur des violences sexuelles au sein de la famille. Une parole qui n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau, c’est qu’on l’écoute. Mais du chemin reste à faire.

En janvier dernier, le hashtag #Metooinceste envahissait Twitter. Des dizaines de milliers de personnes racontaient les violences sexuelles dont elles avaient été victimes par un membre de leur famille, alors qu’elles étaient enfants.

A l’origine de ce déferlement de tweets, la sortie du livre de Camille Kouchner, « La Familia grande » (1) dans lequel elle accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’avoir violé  son frère jumeau, alors qu’il était adolescent.  Camille Kouchner décrit le déni quasi généralisé qui suivit la révélation de son frère sur les violences subies, en 2008, à la fois dans sa famille mais également dans l’entourage proche.

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Tabou,  l’inceste demeure encore minimisé, alors qu’il toucherait un Français sur dix, soit  6,7 millions de personnes, selon l’enquête Ipsos pour l’association Face à l’inceste dévoilée en novembre 2020.

Cette vague de libération de la parole des femmes avait déjà déferlé en 2017 avec #Metoo,  lors de l’affaire Harvey Weinstein, le producteur américain accusé  de viol et d’agressions sexuelles.   Faut-il que des personnalités de premier plan soient éclaboussées par le scandale pour que puisse éclater au grand jour la vérité sur les violences sexuelles ?

Dans son récit, « Le consentement » (2) Vanessa Springora décrit la complaisance d’un milieu aveuglé par le talent et la célébrité. Elle raconte l’emprise qu’a exercé sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff, alors qu’elle n’avait que 14 ans.

Si les relations sexuelles entre un adulte et un mineur de moins de quinze ans sont illégales, pourquoi cette tolérance quand il s’agit de personnalités en vue ?

En 1990, dans l’émission grand public Apostrophes, son fondateur Bernard Pivot qui recevait Matzneff pour son dernier livre, lui avait demandé en souriant : « Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans les lycéennes et les minettes ? ».

Seule Denise Bombardier, romancière canadienne, s’était profondément insurgée, durant l’émission, contre l’écrivain qui attire les adolescents « avec sa réputation » et parlait d’« abus de pouvoir » vis-à-vis d’adolescentes qui risquent d’être « flétries jusqu’au restant de leurs jours ».  Il aura fallu attendre la sortie du livre de Vanessa Springora pour que Bernard Pivot confie, dans les colonnes du Journal du Dimanche (30/12/2020)  «le sentiment de n’avoir pas eu les mots qu’il fallait». Autres temps, autres mœurs ?

Une meilleure écoute des victimes

Les révélations des victimes de violences sexuelles ont favorisé l’évolution de la législation ; ce fut le cas notamment avec Flavie Flament qui a dévoilé, dans son livre publié en 2016, La Consolation (3), le viol subi à 13 ans par le photographe David Hamilton (qu’elle ne nomme pas dans l’ouvrage). La jeune femme a co-présidé une mission ministérielle à l’origine de la loi Schiappa (4) de 2018 qui a rallongé le délai de prescription de 20 à 30 ans, à partir de la majorité de la victime (et non à partir des faits).

Plus récemment, le courage de Camille Kouchner aura également eu des effets politiques. En février 2021, le garde des Sceaux, Eric Dupont-Moretti, s’est en effet déclaré  « favorable » à ce que le seuil de non-consentement soit fixé à 15 ans pour tout acte de pénétration sexuelle commis par un majeur sur un mineur et à 18 ans en cas d’inceste.

En d’autres termes, il ne peut exister aucun consentement en cas d’inceste et de pédocriminalité

Interrogé sur l’entrée en vigueur du texte qui pose un seul de non-consentement Eric Dupond-Moretti a évoqué le mois d’avril 2021 « vraisemblablement ». (voir actu pxx)

Le traumatisme de l’inceste dévoilé il y a plus de 30 ans 

 « Parler permet de retrouver son identité, d’arrêter la danse permanente avec la mort. Je suis tellement contente. 2021 commence bien, c’est un petit pas de plus dans la prise de conscience de la société. » Eva Thomas (5).

La dénonciation de la réalité du viol incestueux ne date toutefois pas d’hier. Déjà en 1986, Eva Thomas, auteure de « Le viol du silence » (6) créait un choc salutaire en révélant à visage découvert, devant des millions de téléspectateurs, le viol subi par son père lorsqu’elle était enfant.

Parmi les experts invités sur le plateau de l’émission Les dossiers de l’écran sur Antenne 2,

figurait le Dr Gilbert Tordjman. Ce sexologue très réputé avait alors déclaré que « la plupart des incestes ne sont pas violents », que certaines victimes « crèvent de tendresse pour leur agresseur (père, frère…) et prennent du plaisir ». Le médecin avait alors conclu ses affirmations par : « les conditions de l’inceste ne sont pas toujours traumatisantes ». Ses propos n’avaient été contestés à l’époque par aucun des autres experts présents sur le plateau. Seule Eva Thomas avait réagi :  « Entre un parent et un enfant, il n’y a pas d’inceste heureux… ce n’est jamais de la tendresse ; c’est un crime point ».  Il faut savoir que ce sexologue, aujourd’hui décédé, a été mis en examen pour viol en mars 2002 après le dépôt de plaintes d’anciennes patientes l’accusant de viols et d’attouchements sexuels…

Deux ans après les révélations d’Eva Thomas, le Collectif Féministe contre le Viol (CCVF) produisait et diffusait un film intitulé : « L’inceste, la conspiration des oreilles bouchées » (7) où quatre victimes témoignaient des viols et incestes qu’elles avaient subis pendant leur enfance.  Ce film courageux fut vu à travers toute la France par beaucoup de professionnels : travailleurs sociaux, police, gendarmerie, magistrature, médecins…

La répercussion fut telle que la loi fut modifiée en 1989 (8).  Elle stipule qu’en cas de crime commis sur un mineur par un ascendant ou une personne ayant autorité, le point de départ du délai de prescription ne court qu’à compter de la majorité de la victime (et non à partir de la date des faits).  Il aura fallu le mouvement #Metoo pour que les lignes bougent à nouveau.

« La prostitution est à la société ce que l’inceste est à la famille », Dr Jorge Barudy psychiatre

Comme les victimes d’inceste, les victimes du système prostitueur sont enfermées dans la honte et se sentent coupables d’être victimes. Le parallèle ne s’arrête pas là. En effet, « entre 60 % à 90 % des personnes qui se prostituent ont été sexuellement abusées dans leur enfance »… signale Richard Poulin, sociologue (9). Ce fut notamment le cas de

Laurence Noëlle qui raconte dans son récit de vie Renaître de ses hontes (10) : « Si je suis arrivée dans la prostitution, à 17 ans, c’est le résultat d’une enfance épouvantable. Ma mère m’avait rejetée, j’avais subi gamine l’inceste de mon beau-père. J’avais été humiliée, j’étais persuadée d’être un objet, d’être sale. Le plus gros du travail était fait pour préparer la suite ».

La jeune femme qui a assimilé violence et sexualité, rejouera inconsciemment sur le trottoir le trauma subi lorsqu’elle était petite fille.

Ces anciennes victimes d’inceste ont appris « le métier » dans le cadre familial. Elles ont tellement intégré la logique de l’abus lorsqu’elles étaient enfant qu’elle leur semble aller de soi à l’âge adulte et qu’elles se dégradent, s’auto-détruisent  en devenant un jouet sexuel aux mains des hommes dans la prostitution.

Comme le confirme Bernard Lempert (2001), psychothérapeute : « La violence incestueuse est une violence d’utilisation d’un enfant comme objet, dont on use et qu’on jette. La victime d’inceste a intégré qu’elle est instrumentalisée, comme elle le sera dans la prostitution. » (11).

Alors qu’elles subissaient le viol incestueux lorsqu’elles étaient enfants, ces anciennes victimes ont l’illusion de mener le jeu dans la prostitution.   « … Rejouer sans cesse la même scène les rassure, les conforte dans l’idée que ce n’est pas si grave, après tout, et qu’ils sont maîtres de la situation puisque c’est eux-mêmes qui décident maintenant de livrer leur corps (du moins en ont-ils l’impression) », explique Michel Dorais, sociologue québecois (12).

De l’inceste à la prostitution, il n’y a donc qu’un pas que certains agresseurs n’hésitent pas à faire franchir à leurs victimes. Ainsi, Alice raconte dans Prostitution et société (13) comment son père l’a « vendue à tout le monde. » Son père qui ne l’a pas protégée lorsqu’elle a été abusée sexuellement par un ami de la famille, l’a quasi menée à la prostitution. « Non seulement il m’a encouragée mais il m’a même accompagnée physiquement. Il m’a expliqué qu’avant ces endroits s’appelaient des maisons closes et qu’il en avait fréquenté.

Eva Thomas qui a aujourd’hui 75 ans, se réjouissait dans M, le magazine du quotidien Le Monde le hashtag #metooinceste historique car « il fissure l’assise de la domination masculine ». Effectivement, les violences sexuelles masculines font du corps des femmes « un corps marqué, désapproprié, chosifié, nié… un enjeu d’appropriation », souligne Marie-Victoire Louis (15).

D’où l’importance de donner une véritable écoute à  la parole de toutes ces victimes de sévices (inceste, viol, pédocriminalité, violence conjugale, prostitution…) qui vivant des situations de soumission, d’humiliation, de barbarie, sont enfermées dans la honte et le silence. Tant que la société refuse de les écouter.

  1. (1) La familia Grande, Camille Kouchner, Seuil, janvier 2021.
  2. (2) Le consentement, Vanessa Springora, Grasset, janvier 2020
  3. (3) La consolation, Flavie Flament, Jean-Claude Lattès, octobre 2016 et disponible en poche.
  4. (4) LOI n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes dite loi Schiappa.
  5. (5) Interview d’Eva Thomas parue dans M, le magazine du Monde :

« Eva Thomas, la femme qui brisa l’omerta de l’inceste » (15 janvier 2021).

  1. (6) Le viol du silence, Eva Thomas, Aubier, 1986 et disponible en poche J’ai Lu, 202
  2. (7) L’inceste, la conspiration des oreilles bouchées réalisé par Carole Roussopoulos, 1988
  3. (8) loi 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance.
  4. (9) « Prostitution, crime organisé et marchandisation », article de Richard Poulin, sociologue, et publié par l’auteur dans la Revue Tiers Monde, (Paris, PUF, vol. XLIV. n° 176, octobre-décembre 2003 : 735-769). Sisyphe présente le dossier
  5. (10) Renaître de ses hontes, Laurence Noëlle, Le Passeur, 2013.
  6. (11) L’enfant violenté, grille de lecture, Bernard Lempert  Seuil 1994.
  7. (12) Ça arrive aussi aux garçons, Michel Dorais, VLB, 1997.
  8. (13) Témoignage paru dans Prostitution et société 13 octobre 2015
  9. (14) L’ogre intérieur- de la violence personnelle et familiale  Christiane Olivier, Fayard, 1998.
  10. (15) Article paru dans M, le mogazine du Monde, 5 février 2021, La vie des victimes de violences sexuelles après la libération de la parole
  11. (16) Marie-Victoire Louis  Chronique Féministe Prostitution et féminisme N° 51. Janvier-février 1994

p. 15 à 20

Christine Laouénan

24/02/2021