Josephine Butler, pionnière féministe et abolitionniste de l’Angleterre victorienne, a mené un combat quotidien avec les personnes prostituées et les femmes les plus précaires. Comme tant d’autres, elle est très mal connue. Tous les vendredis du mois de juillet, découvrez un pan de la vie de cette figure exceptionnelle du combat féministe et abolitionniste. Cet article est une traduction de celui d’Anna Fisher, paru sur le site britannique Nordic Model Now, que nous remercions. Merci à Rebecca Le Minh pour la traduction.
4e partie: la prostitution des mineur·es, l’Inde et la vieillesse
Joséphine avait de plus en plus de preuves de la prostitution d’un grand nombre de filles de 12 et 13 ans ou plus jeunes encore en Angleterre, et s’inquiétait que cela constitue une justification pour la réintroduction des CDA.
En mai 1885, Mrs Jeffries, une « madame » dans un bordel de Chelsea, fut poursuivie p
our « tenir une mauvaise maison ». Pendant son procès, le roi de Belgique Léopold II fut dénoncé comme client et trafiquant sexuel de jeunes filles. Il avait un goût particulier pour les filles vierges et comme l’Angleterre proposait le plus jeune âge de consentement en Europe, il s’y rendait fréquemment pour les acheter, jusqu’à 100 par an. Ce n’est pas un hasard s’il fut aussi l’un des colonialistes les plus atrocement brutaux de l’Europe victorienne en Afrique.
Beaucoup d’autres clients de Mrs Jeffries étaient des membres éminents du Parlement, de l’aristocratie britannique et européenne et de familles royales. Juste au moment où des preuves de leur identité allaient être révélées à la cour, le procès fut brusquement interrompu. Mrs Jeffries plaida coupable et put partir libre avec une amende de 200£, seulement le quart de la somme annuelle que lui versait le roi Léopold d’après l’enquête de la cour.
Joséphine fut furieuse que la presse ne nomme pas les clients de haut rang de Mrs Jeffries et ne remette pas en question la soudaine interruption du procès. Elle savait qu’il n’y aurait probablement pas d’enquête sur les réalités des bordels en plein essor ni sur la prostitution largement étendue des enfants, encore moins l’introduction de mesures efficaces contre ceux-ci, alors que les riches et les puissants pouvaient s’en tirer avec une telle impunité.
Ainsi, vous serez sans surprise d’apprendre que quelques semaines après la fermeture du dossier, un projet d’amendement de la loi pénale qui proposait d’élever l’âge minimum de consentement à 15 ans fut « décliné » à la Chambre des Communes, puis ajourné.
Déterminée à dénoncer les réalités et les proportions de la prostitution des enfants, ainsi que la complaisance du Parlement, Joséphine décida de collaborer avec l’éditeur flamboyant du journal The Pall Mall Gazette William Stead, qui avait jusque là tenté en vain de la persuader d’écrire un article sur la prostitution des enfants dont elle avait été témoin en Europe.
Depuis lors, elle avait été amenée à comprendre qu’il faudrait une action désespérée pour pouvoir détruire le mur culturel qui stigmatisait entièrement les femmes et les filles pour leur supposée caractère de « tentatrices » et innocentait les hommes riches et puissants, qui commettaient pourtant de graves crimes à leur encontre. La culpabilisation de la victime n’est pas un phénomène nouveau ! Il est profondément ancré dans la culture européenne, et il est difficile de voir au-delà. Mais Joséphine y parvint avec la plus grande clarté.
Afin d’exposer les faits dans son journal, Stead avait besoin de preuves présentables devant un tribunal que les enfants pouvaient être « fournies » par leurs mères, qu’elles étaient examinées pour prouver leur virginité, qu’elles étaient droguées afin de les rendre plus dociles pendant qu’elles étaient violées et enfin qu’il y avait un vaste trafic de filles vers les bordels légaux en Europe. Pour réunir ces preuves, il avait besoin de l’aide de Joséphine.
Joséphine présenta Stead à Rebecca Jarret qui, qu’elle soutenait dans sa reconstruction personnelle à Winchester loin de son passé de « trafiquante de filles vierges » à Londres, ce qui résultait de son propre abandon par sa mère démunie lorsqu’elle avait l’âge de 12 ans. En conséquence, Joséphine fut considérée comme responsable des événements qui suivirent. Cependant, il existe des preuves qu’elle n’était pas au courant des détails du projet de Stead et qu’il avait empêché Rebecca de la contacter pour lui demander conseil.
A partir du 6 juillet 1885, The Pall Mall Gazette publia une série d’articles explosifs montrant que la prostitution des enfants existait à des proportions inimaginables en Angleterre. Avec l’aide de Rebecca, il avait organisé l’achat d’une fille de 13 ans à sa mère, son examen par une prétendue sage-femme et ses tentatives pour la droguer, donnant à un homme l’opportunité de la violer (tout en faisant attention à ce qu’il ne le fasse pas) et enfin son transfert à Paris, où au lieu d’être placée dans un bordel, elle pourrait trouver du travail dans la maison d’une famille d’accueil.
Les gens de la classe ouvrière furent indignés par ces articles. Ils organisèrent rapidement de grands rassemblements extérieurs réclamant justice pour les enfants de la classe ouvrière et l’élévation de l’âge minimum de consentement à 21 ans. Ceci, et la menace implicite d’être expulsés du Parlement poussa les parlementaires à se concentrer sur ces problèmes et ils votèrent le deuxième texte de l’amendement qui avait été ajourné en mai.
Cet amendement fut donc inscrit dans la loi, le 10 août 1885. Il élevait l’âge minimum de consentement à 16 ans, bien que pas de manière entièrement adéquate puisqu’il conservait la distinction entre un enfant de moins de 13 ans et un plus âgé. Dans ce cas-là, l’accusé pourrait affirmer qu’il ne savait pas quel était son âge véritable, une distinction qui existe toujours dans la loi anglaise de nos jours et qui explique la rareté avec laquelle les poursuites aboutissent et le maintien de l’impunité des hommes.
La Loi d’amendement de la loi pénale (Criminal Law Amendment Act) présentait aussi de nombreuses mesures contre le trafic et l’enlèvement d’enfants, et des mesures judiciaires contre les bordels. Tout en étant un pas en avant pour les femmes et les filles, il s’agissait parallèlement d’un pas en arrière pour les hommes homosexuels, car elle criminalisait « l’indécence répugnante entre les hommes ».
Joséphine voyait clairement les imperfections que présentait cette loi, et exprima le souhait que des femmes aient été associées à son écriture. Elle comprenait plus que jamais à quel point il était urgent que les femmes obtiennent le droit de vote.
Rebecca retourna à Winchester dans l’espoir de recommencer sa vie là-bas. Malheureusement, mais peut-être sans surprise, elle fut suivie par de nombreux proxénètes et trafiquants qui, furieux de la destruction de leur gagne-pain, la tourmentèrent et la menacèrent des semaines durant.
Peu de temps après, Rebecca ainsi que Stead et d’autres furent condamnés sous la nouvelle loi d’amendement pour enlèvement d’enfant et autres motifs. Rebecca fut condamnée à six mois de prison, tandis que Stead à seulement trois mois, bien vite réduits à deux. L’hypocrisie de la société fut poussée encore plus loin car Stead passa ses deux mois d’enfermement dans une pièce chauffée, tapissée et pourvue de livres à Holloway, alors que Rebecca servit sa sentence dans une cellule froide de pierre nue à la prison de Millbank. Et bien sûr, Joséphine fut tenue pour responsable d’une manière ou d’une autre.
Tout cela montre à quel point il est compliqué de se battre pour les droits des femmes depuis une position d’exclusion systématique du contrôle des institutions publiques les plus importantes, qui comprend les médias grand public et les corps législatifs. Il peut être plus ou moins impossible de réussir si l’on collabore seulement avec des gens qui pensent de la même manière ; mais si l’on collabore avec un groupe plus large de gens qui sont d’accord non pas sur tous mais sur certains sujets, on risque d’être impliqué sans le vouloir dans des actions que l’on désapprouve. Et cette association avec des gens et des associations aux positions éthiques et politiques très différentes des siennes peut ternir sa réputation. La génération actuelle de militantes féministes connaît bien cette tension.
L’adoption du Criminal Law Amendment Act de 1885 fut suivi par le rejet définitif des CDA début 1886, plus de seize longues années depuis le début de la campagne. La réaction du public à l’exposé de Stead joua aussi un grand rôle dans cet aboutissement.
L’Inde
Après la suppression des Lois sur les maladies contagieuses, Joséphine fut déterminée à empêcher l’Association nationale des dames de se transformer en organisme de sauvetage ou d’être absorbée par le mouvement de « pureté sociale » grandissant. Elle proposa donc que son action se concentre désormais sur la campagne contre des lois équivalentes aux CDA que les gouvernements coloniaux britanniques avaient introduites dans des pays come l’Inde et les colonies de la couronne.
Elle remit en cause la notion largement répandue selon laquelle les britanniques apportaient la civilisation chrétienne aux colonies, et montra qu’ils leur apportaient en fait les oppressions systématiques les plus abjectes contre les femmes, ainsi que le despotisme. Au lieu du soleil qui ne se coucherait jamais sur le glorieux Empire britannique, elle avança qu’en réalité, le soleil ne se couchait jamais « sur l’impunité légale sous le règne britannique ».
La santé de Joséphine était fragile et son mari avait une maladie chronique ; ainsi, elle était incapable de voyager en Inde par elle-même. Cependant, l’éditeur Alfred Dyer et sa femme se rendirent en Inde afin d’y mener une campagne. Joséphine fut bien vite consternée devant son attitude moralisatrice et critique envers les femmes.
Cependant, Dyer réussit à intercepter un télégramme prouvant que les dénégations officielles du gouvernement britannique concernant l’application des CDA en Inde n’étaient que foutaises. Les autorités coloniales britanniques en Inde avaient en fait bien cherché à se procurer des femmes, surtout lorsqu’elles étaient jeunes et attirantes, pour le bon plaisir des troupes de la Couronne. Le gouvernement fut finalement obligé d’admettre la vérité de ces faits.
Une motion pour supprimer l’application des lois CDA en Inde fut votée au Parlement de Westminster, mais le gouvernement colonial britannique en Inde refusa de s’y soumettre, et au contraire décida d’étendre leur application.
Joséphine apporta alors son aide à deux Américaines, la docteur Kate Bushnell et Elizabeth Andrews pour organiser un tour de l’Inde pour rassembler des preuves en 1891. Elles furent très rigoureuses et leurs efforts finalement récompensés : le fichage et l’examen régulier des femmes suspectées d’être des prostituées fut enfin interdits.
Veuvage et vieillesse
George mourut en mars 1890 après plusieurs années de déclin et de maladie chronique durant lesquelles Joséphine abandonna une grande partie de son travail pour s’occuper de lui.
Après sa mort, elle vécut plus calmement, mais resta toujours impliquée dans le combat militant, notamment dans une campagne pour mettre fin à la réglementation des bordels en Suisse, qui n’aboutit pas. Elle écrivit une biographie de George, qui fut aussi en partie autobiographique. Plus tard, elle écrivit un livre sur le mouvement abolitionniste, Personal Reminiscences of a Great Crusade (Souvenirs personnels d’une grande croisade).
Elle fut profondément troublée que de nombreux partisans de la campagne contre les CDA fassent alors partie du mouvement de « pureté sociale » naissant. Elle avait toujours adopté l’analyse féministe fondamentale selon laquelle la prostitution est le résultat d’une inégalité de position des femmes sur les plans politique, légal, social et économique avec les hommes, et que cela ne pourrait être résolu par la punition et la répression mais seulement par un bouleversement profond de l’ordre social. Elle le ressentit probablement comme une trahison, de la part de ceux qui s’étaient battus à ses côtés pendants tant d’années et tournaient désormais leur attention vers un mouvement répressif qui causerait encore plus de souffrances aux femmes, individuellement et collectivement.
Il y eut également une défection généralisée des principes fondateurs de la Fédération internationale abolitionniste dont de nombreux membres demandaient alors la réglementation, les examens obligatoires et des mesures pénales à l’encontre des femmes qui ne voulaient pas obtempérer. Elle fut encore plus consternée lorsque des femmes de classe supérieure s’emparèrent du mouvement et recommandèrent vivement que ces législations ne les concernent pas, et cible uniquement les femmes pauvres.
Son travail extraordinaire fut néanmoins publiquement reconnu. En 1894, George Frederick Watts fit son portrait dans une série représentant les « personnalités du siècle », Joséphine étant la seule femme choisie parmi eux. Tous les principaux journaux nationaux publièrent une nécrologie suite à son décès le 30 décembre 1906, reconnaissant ses incroyables prouesses, et comment son militantisme et sa détermination résolue permirent de changer le cours de l’histoire.
Certaines abolitionnistes modernes suggèrent qu’elle n’était pas une véritable abolitionniste car elle ne soutenait pas la pénalisation de l’achat du sexe et donc du « client ». C’est un peu comme si on l’accusait de ne pas savoir se servir de Twitter efficacement, alors que cela n’existait même pas à l’époque, pas même comme idée. En fait, le modèle scandinave peut être considéré comme une suite logique de son analyse. Dans ce modèle, les peines pour avoir sollicité un acte sexuel contre de l’argent ne sont pas excessivement sévères ; elles se rapprochent d’une amende de stationnement et ont le même objectif, celui non pas d’enfermer un grand nombre d’hommes, mais de changer leur comportement. Je crois que Joséphine Butler serait une avocate passionnée du modèle nordique si elle était en vie de nos jours.
Conclusion
Il est commun dans certaines branches académiques de ranger Joséphine Butler et ses co-militantes comme étant des âmes charitables de classe moyenne et aristocrate, et la campagne elle-même comme une sorte de « panique morale ». Par exemple, en 2014, des sociologues de l’université de Dundee la décrivent comme une « militante de la pureté sociale » et disent à propos du mouvement :
« La prostitution n’était pas seulement perçue comme une question de préférences sexuelles ; c’était le symbole du mal dans l’ordre social. »
Ce jugement est si loin de la vérité qu’il en devient presque risible. Cela suggère que les universitaires possèdent très peu de connaissances sur les réalités dont il est question, aucune empathie pour les victimes et aucune analyse des systèmes et des structures impliquées.
Ces approches, qui restent soutenues en sociologie et dans les formations modernes pour l’aide sociale, furent l’un des facteurs qui amenèrent les travailleurs sociaux à considérer que ces femmes subissant l’exploitation sexuelle de Rotherham et d’ailleurs faisaient un « choix de vie ». Ainsi, ils ne reconnaissent pas leur statut de victime de la maltraitance de leurs droits et d’oppressions systémiques et imbriquées.
La critique que Joséphine fait du système prostitueur est fondée sur ses travaux approfondis aux côtés de femmes et de jeunes filles qui en faisaient partie, et sur une vie de recherches sur les inégalités ancrées dans le système et qui faisaient la réalité du quotidien de ces femmes.
Elle reçut un très large soutien de la part des femmes qui furent affectées par les CDA, y compris celles qui étaient alors dans la prostitution, et dont la plupart n’avait aucun moyen ou des moyens extrêmement limités pour organiser la résistance. Sans son intelligence, sa passion, ses ressources et ses talents de meneuse, il est fort possible que nous ayons encore un système de prostitution réglementé au Royaume-Uni, comme en Allemagne. Celui que nous avons est sous de nombreux aspects sidérant et consternant, mais au moins nous n’avons pas de multi-complexes de bordels actifs agissant ouvertement dans chaque centre-ville et des installations industrielles hors des villes, comme en Allemagne.
Les professeurs qui la réduisent au rang d’âme charitable de la petite bourgeoisie (et qui, de la même manière, nous démolissent) ne comprennent pas que la prostitution est une institution de la domination masculine qui vise à soumettre les femmes, en tant que collectif ou classe sociale et qui, afin d’obtenir un changement, exige un mouvement de résistance collective. Les femmes qui se trouvent actuellement dans la prostitution, les femmes qui ont échappé à la traite, les femmes de la classe ouvrière, de la classe moyenne et de la haute société, toutes les femmes ont un rôle à jouer dans ce combat pour l’égalité.