Maupassant et la prostitution : un aveu effroyable

12840

Maupassant et la prostitution : faut-il séparer l’homme de l’artiste auteur de Boule de Suif ?

Il n’a échappé à personne que l’auteur normand Guy de Maupassant (1850-1893) a acquis et conserve encore sa notoriété de grand écrivain français grâce à ses nouvelles, dont certaines décrivent le milieu et les ravages de la prostitution.

Nous n’ignorons pas qu’il est à la mode depuis Marcel Proust et contre la méthode critique de Sainte-Beuve – et bien qu’il s’agisse d’un dogme amplement dévoyé de sa vocation originelle – de séparer l’homme de l’artiste. Il reste cependant éclairant de confronter l’écriture littéraire d’un auteur à son écriture personnelle, par exemple sa correspondance, lorsque les deux touchent un sujet commun qu’elles mettent en lumière.

Annonce

Ainsi écrit à un de ses amis, Robert Pinchon, sur un papier à en-tête du Ministère de la Marine et des Colonies daté du 2 mars 1877, le futur auteur de Boule de Suif, Mademoiselle Fifi et La Maison Tellier, déclarant avec fierté au sujet de la syphilis dont il souffre qu’il en infecte sciemment de nombreuses femmes prostituées :

[NB : Une orthographe et une ponctuation approximatives ont été partiellement corrigées dans le texte suivant, sans savoir si elles appartenaient à la lettre manuscrite originale ou à sa transcription. Nous signalons par ailleurs que l’étymologie du mot « syphilis » avancée par l’écrivain est parfaitement fantaisiste.]

« Mon cher La Tôque,

Tu ne devineras jamais la merveilleuse découverte que mon médecin vient de faire en moi – jamais, non jamais – Comme mes poils tout à fait tombés ne repoussaient pas, que mon père pleurait autour de moi et que les lamentations de ma mère venaient d’Étretat jusqu’ici, j’ai pris mon médecin au collet et je lui ai dit :“Bougre tu vas trouver ce que j’ai, ou je te casse–”
Il m’a répondu
“La Vérole” – J’avoue que je ne m’y attendais pas, j’ai été très turlupiné enfin j’ai dit “Quel remède?

Il m’a répondu “Mercure & Iodure de Potassium” – J’allai voir un autre Esculape et lui ayant narré mon cas lui demandai son avis. Il m’a répondu – “Vieille syphilis datant de 6 ou 7 ans qui a dû être communiquée par une plaque muqueuse aujourd’hui disparue” – “Remède ?” – “Iodure de Potassium et Mercure”

Plusieurs symptômes auxquels je n’attachais pas d’importance ont servi à faire cette extraordinaire trouvaille – Bref depuis 5 semaines je prends 4 centigrammes de Mercure et trente-cinq centigrammes d’iodure de Potassium par jour et je m’en trouve fort bien. Je finirai par faire du Mercure ma nourriture ordinaire – Mes cheveux commencent à repartir, mes sourcils s’indiquent par une légère ligne plus foncée au dessus des yeux – Mes poils du cul broussaillent, mon cœur va pas mal et mon estomac mieux.

J’ai la vérole ! Enfin ! La vraie !! Pas la méprisable chaudepisse, pas l’ecclésiastique christalline pas les bourgeoises crêtes de coq ou les légumineux choux-fleurs – non – non, la grande vérole, celle dont est mort François Ier. La vérole majestueuse et simple ; l’élégante syphilis dont l’étymologie est : Sus – Cochon – et φιλεω. J’aime – ce qui veut dire indistinctement : j’aime les cochons, ou : les cochons m’aiment, ou : j’aime à la manière des cochons. J’ai la Vérole, sans l’ennuyeuse garniture de chancres, sans les putrides bubons, sans les laideurs extérieures – (Je n’aurai de chancres au nez que plus tard) et j’en suis fier morbleu et je méprise par-dessus tout les bourgeois.

Alleluia j’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper, et je baise les putains des rues, les roulures des bornes et après les avoir baisées je leur dis “J’ai la Vérole”. Et elles ont peur et moi je ris, ce qui me prouve que je leur suis bien supérieur.

Mais… à ce propos… toi qui as couché avec moi cet été – … Surveille-toi mon bon tu pourrais bien l’avoir. »

Maupassant et la prostitution, se racheter une vertu à peu de frais ?

Seulement deux ans après cet aveu d’une violence effroyable, l’auteur de cette lettre prétendra attendrir le lectorat bourgeois sur le sort d’une prostituée au grand cœur en écrivant la nouvelle Boule de suif, publiée l’année suivante dans le recueil collectif Les Soirées de Médan (Georges Charpentier, 1880).

Maupassant-et-la-prostitutionDans celle-ci, l’auteur exalte le sens du sacrifice de la jeune femme prostituée, qualifiée d’« appétissante » par la voix narrative, et s’amuse à singer l’hypocrisie des classes sociales supérieures vis-à-vis d’elle. Leurs représentants fictifs, après avoir jugé Boule de Suif immorale, puis avoir fait mine de la défendre contre l’officier allemand qui la harcèle pour une passe qu’elle refuse et qui les séquestre par chantage dans un hôtel en pleine guerre franco-prussienne, finissent par lui faire à leur tour une guerre d’usure afin qu’elle se force à coucher avec l’ennemi pour leur délivrance : une dégradation consentie par altruisme dont ils lui font ensuite porter tout le blâme.

Qualifié de « chef-d’œuvre » par Gustave Flaubert, mentor de Maupassant et lui-même habitué des maisons closes qu’il a fréquentées jusqu’en Égypte coloniale, le texte a été érigé au statut de classique de la littérature française et fait partie de l’enseignement littéraire reçu chaque année par des générations de collégien·ne·s, de lycéen·ne·s et d’étudiant·es en France, et au-delà, jusqu’à nos jours. Avant cela, grâce encore au soutien de Flaubert, l’écrivain, exerçant comme fonctionnaire pendant neuf ans, fut transféré du ministère de la Marine à celui de l’Instruction publique jusqu’en 1882.

A lire également : « Un joli monde, romans de la prostitution »

Or, il serait grand temps de s’interroger sur les agissements de ces éducateurs sanctifiés que sont les auteurs classiques dont nous recevons notre instruction et de les remettre en perspective. Les pourfendeurs de l’« hypocrisie bourgeoise » ne peignaient-ils pas leur propre reflet ? Et dans la dénonciation de sa « bien-pensance », ne se rachetaient-ils pas une vertu à peu de frais ?

Et Boule de Suif pleurait toujours ;
et parfois un sanglot, qu’elle n’avait pu retenir,
passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

Boule de Suif, Guy de Maupassant (1880)

Sources :

MAUPASSANT Guy, 1850-1893. Lettre autographe à La Tôque

À ROBERT PINCHON

Mercure de France, 1 avril 1948