Anaïs, chronique d’une échappée [2/2]

1923

Nous avons publié le témoignage d’Anaïs, « masseuse » dùment enregistrée par la chambre de commerce, dans Prostitution et Société numéro 141. Manipulée et battue par son mari, elle s’est longtemps accommodée de cette situation. Jusqu’à ce que la rage l’emporte. Aujourd’hui, avec l’aide du Mouvement du Nid, Anaïs n’est plus prostituée. Il nous a semblé intéressant de l’écouter retracer les étapes qu’elle a dù franchir pour ce changement de vie.

Je suis allée pour la première fois au Mouvement du Nid en mai 2003. J’avais la rage. J’étais décidée à porter plainte contre mon mari, qui était mon proxénète, mais je ne pensais pas arrêter la prostitution.

À l’époque, je m’apprêtais à récupérer mon fils, qu’il avait en garde. J’ai donc jeté ma boite de shit.

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C’était infernal. Sans ma dizaine de joints, j’ai vu la réalité, tous ces gros porcs qui vous prennent pour une chienne ! Si je n’avais pas arrêté le shit, j’aurais continué la prostitution ; après tout, c’était devenu normal, c’était mon boulot. En plus, j’ai attrapé un herpès génital et il y a eu un mauvais diagnostic. La douleur était intenable, j’ai eu peur que ce soit le sida. J’ai pensé à mon fils. C’est cet herpès qui a été à l’origine de ma décision d’arrêter. En plus, j’ai subi une IVG début aoùt.

Après, tout s’est enchainé. Je devais récupérer mon fils le 11 aoùt ; j’ai arrêté la prostitution le 9. Je suis allée à la chambre de commerce pour me faire rayer. À cette date, mon mari n’avait toujours pas été arrêté. Il fallait que j’explique par portable au commissaire où le coincer ; j’avais mon fils, ce n’était pas facile. Mon mari avait reçu de la police une convocation bidon pour une histoire de bagnole. Il s’est affolé, il essayait de m’appeler, je ne répondais pas. Le temps passait, j’ai dit au commissaire, « Je ne passe pas une nuit s’il est dehors.« 

Quand il s’est fait passer les menottes, il est tombé des nues. Le lendemain, on m’a dit, pas besoin de confrontation, il a avoué. Oui, excepté qu’il me battait pour que j’aille travailler !

J’ai donc exigé une confrontation. Là, il a tout reconnu. Mais mon fils, qui a su que nous étions tous les deux, est entré en pleurs dans le bureau. Mon mari a joué les papas modèles. Que croyez-vous que j’aie fait? J’ai retiré ma plainte ! Je me suis dit, après tout, c’est le père de mon enfant… Mon fils n’aurait pas été là, jamais je n’aurais retiré cette plainte.

Les étapes n’ont pas été faciles. J’ai été obligée de quitter ma ville à cause des énormes difficultés de logement. Cet éloignement, dont je ne voulais pour rien au monde, a finalement été une bonne chose. Il m’a permis de laisser là-bas une période difficile avec toutes ses douleurs, notamment celles du procès. Peu à peu, les bonnes nouvelles ont commencé à tomber. Mes demandes de recours gracieux ont abouti et toutes mes dettes fiscales ont été annulées, taxe professionnelle, Urssaf, impôts. Une caisse de retraite a fait des difficultés ; je lui ai envoyé les annulations des autres caisses et elle a fini par s’aligner.

Mais ça ne s’est pas fait du jour au lendemain.
Toutes les caisses ont commencé à me tomber dessus pour me réclamer de l’argent alors que j’avais arrêté la prostitution et que je n’avais plus de revenus. Ça m’a écœurée. Au lieu de m’aider à en sortir, on me demandait de retourner faire des passes.

Aujourd’hui, mon mari est en prison. J’ai un appartement dans ma ville, c’est là que je voulais vivre. L’étiquette prostituée, c’est fini. Je suis devenue une « maman séparée avec enfant« . Je touche l’APL, une pension alimentaire, la CMU et le fonds de solidarité logement. Je dispose de 600€ mensuels. Je dois beaucoup aux gens du Mouvement du Nid. Ils m’ont servi de maman, de papa, de conseillers… et même de boucs émissaires. Quand j’allais mal, je pouvais toujours les appeler ou débarquer. Je n’ai pas été forcément facile. D’ailleurs, je comprends maintenant que je me suis souvent grillée dans le passé à cause de mes réactions trop violentes.

Je suis soulagée. Je n’ai plus le souci perpétuel des maladies, de l’hôtel, de savoir si on va me virer. Avant, je ne touchais pas mon fils tant que je ne m’étais pas lavée. Maintenant, je n’ai plus besoin de douche pour pouvoir l’embrasser.

Les étapes du parcours

  • L’ouverture des droits

La mission locale, qui ne fait pas d’ouverture de droits, m’a dirigée sur une assistante sociale de secteur. Je tombe sur une femme fantastique, très ouverte. On remplit le dossier, tout roule, avant de découvrir que mon adresse n’est pas sur son secteur. Tout est à recommencer. J’avais les nerfs en boule. Mon mari n’avait pas encore été arrêté, j’allais subir une IVG, et il fallait que je re-raconte toute mon histoire!

Avec la deuxième AS[[Assistante Sociale.]], tout est devenu compliqué. Un vrai parcours du combattant: la CAF[[Caisse d’Allocations Familiales]] pour toucher l’API[[Allocation Parent Isolé]] , la Sécu pour la CMU[[Couverture Maladie Universelle]]… Elle m’a quand même donné une aide financière rapide de 500 euros. En plus, je n’avais pas droit au RMI[[Revenu Minimum d’Insertion]], ayant moins de 25 ans. Impossible pour moi de justifier du fait que j’avais un enfant puisque c’était mon mari qui touchait l’API ; je n’ai d’ailleurs jamais compris comment il avait fait, puisque normalement il fallait ma signature ; il avait dù falsifier les papiers.

  • Le logement

Obtenir un logement a pris huit mois. De tous les problèmes à régler, c’est le pire. Le tribunal, ce n’est rien à côté. Avec un logement, je me crois capable de tout franchir. C’est la clé de tout le reste. En juillet, quand j’ai décidé d’arrêter la prostitution en aoùt, on avait trois semaines pour trouver un appartement. Le Mouvement du Nid a appelé tous les centres possibles sur la ville, les CHRS, les logements d’urgence. Je ne voulais pour rien au monde d’un foyer ; j’en avais déjà connu 17…Rien.

Il a fallu que je change de ville. Lors de nos recherches d’appartement relais, on m’a proposé des trucs incroyables: un hôtel social, sans bus pour y aller, et l’école de mon fils à sept kilomètres ! Ensuite, on a essayé un appartement dans une structure pour mères célibataires. La psy qui m’a répondu a été lamentable. Elle m’a flanqué l’étiquette prostituée, ça m’a cassée.

  • L’enfant

Mon mari, qui l’avait avec lui, m’avait fait croire que je n’avais aucun droit sur lui. Comme j’étais prostituée, je le croyais. En fait, au Mouvement du Nid, on m’a expliqué qu’il n’y avait eu aucune requête auprès du juge des affaires familiales et que j’avais les mêmes droits que n’importe quelle mère. C’est ainsi que j’ai pu récupérer mon fils.

  • L’argent

Pendant 4 mois, je n’ai pas eu un sou. Une vraie désintoxication. Je ne pouvais même pas aller boire un coup. C’était dur de toujours avoir à demander : 10 euros pour les couches, pour ci, pour ça. En même temps, je préfère 500 euros par mois que 600 par jour! Le 20 novembre, j’ai touché trois mois de RMI d’un coup. Et j’ai reçu des aides financières ponctuelles. Dans la prostitution, je claquais 3000 euros par mois ; c’était des frais sans fin : 1000 euros de logement en résidence hôtelière, les annonces dans le journal, la chambre pour les passes, et tout ce que j’achetais pour mon fils et qui me servait de compensation. Je filais 300 par jour à mon proxo, mais je gardais de quoi acheter une veste, un truc… Le jour où j’ai arrêté, le 09 aoùt, j’avais devant moi en tout et pour tout 100 euros.

  • Le procès

Mon mari est passé en correctionnelle, en comparution immédiate ; un procès bâclé. La cour l’a félicité pour ses dix ans d’armée, a souligné qu’il était d’une famille respectable ! Moi, son avocate m’a présentée comme une fille ayant de gros problèmes psychologiques, abandonnée enfant.

Bref, elle a utilisé mon parcours par l’ASE[[Aide Sociale à l’Enfance]] pour retourner l’accusation contre moi, la victime ! J’étais écœurée. Quand on lui a retiré les menottes, pour moi tout s’est effondré. Il a été déclaré coupable et a pris dix-huit mois avec sursis et une mise à l’épreuve de cinq ans. En tout, il a passé une journée et demie en prison.

Heureusement, la cour a fait appel. Je n’étais pas obligée d’aller au second procès, mais j’ai tenu à y assister. Une assemblée d’hommes : procureur, avocat général, juge, etc. J’avais peur. Et rien ne s’est passé comme la première fois. Bien sùr, son avocate a prétendu que j’étais toujours prostituée et que je me vengeais pour garder l’enfant. Mais cette fois, ses dix ans dans les « paras » ont fait rire tout le monde.

Le procureur s’est étonné que griller un feu rouge soit passible de prison et qu’un type comme lui se balade dans la nature. Il a posé la question : pourquoi tant d’indulgence ?
À cause de l’armée, de la « grande famille » ? Mon mari a nié m’avoir battue, a dit que la prostitution, c’était un accord entre lui et moi. Il avait amené ses copains au tribunal. À la sortie, ils avaient tous disparu. Plus personne ne me regardait d’un œil noir. N’empêche ; il ne comprend toujours rien ; il est persuadé d’être une victime. Et pourtant, si je n’avais pas retiré ma plainte, il était passible des Assises!

Au final, il a pris neuf mois ferme et neuf avec sursis. Et 1000 euros pour l’autre procès pour coups et blessures, dont 500 euros pour moi. Lui qui voulait faire une requête pour demander la garde de notre fils, il a dù laisser tomber.

  • L’emploi

Il y a sept ans que je n’ai pas mis les pieds à l’école. J’ai tout à réapprendre : je m’exprime bien mais je suis vulgaire! Une personne du Nid me sert d’institutrice. Je voudrais entamer une formation de secrétariat ou de comptabilité. J’y crois, ce n’est pas l’angoisse. J’ai déjà travaillé, je trouve assez excitant de reprendre une vie sociale. D’un autre côté, je pense aux week-ends trop courts. Je suis contente mais j’ai un peu peur à cause de mon caractère…

  • Une étiquette qui colle à la peau

Quand j’ai appelé pour l’appartement pour mères célibataires, la responsable, à qui j’ai été obligée de dire que j’étais suivie par le Mouvement du Nid, m’a tout de suite flanqué l’étiquette prostituée. Elle était bourrée de représentations. Elle m’a dit : « il faut qu’on vous protège« .
J’ai dit : De qui, de mon proxénète ? Là, je l’ai choquée. Elle a répondu : « De vous même. Vous ne pensez pas qu’on va vous lâcher dans la nature pour que vous fassiez ce que vous voulez« .
Celle-là, je lui ai dit qu’elle ne me verrait jamais.
À côté de ça, je suis aussi tombée sur des gens bien. Après ma plainte pour proxénétisme, alors que j’étais encore dans la prostitution, j’ai contacté un ténor du barreau. C’était 100€ la consultation. Le Mouvement du Nid lui a expliqué que je serais obligée de faire des passes pour payer. Il a accepté l’aide juridictionnelle. J’y ai été très sensible.

Quelques constats du Mouvement du Nid

  • La non-application des textes existants

II nous faut passer toute notre énergie à argumenter, à convaincre, pour espérer débloquer des situations qui devraient l’être si les textes étaient appliqués. Et tout recommencer à chaque fois.

On nous contraint à nous appuyer sur le réseau de connaissances, bref sur le « piston », ce qui va à l’encontre de l’égalité des droits. Il faut faciliter l’accès aux droits. Mettre en place un vrai dispositif pour la réinsertion des personnes prostituées. Les aides sociales sont un maquis.

Rien n’est clair et les informations sont contradictoires. D’une personne à l’autre, tout peut se trouver compromis. Il faut que la société refuse clairement la prostitution et adopte en conséquence une politique claire.

  • L’ignorance des réalités de la prostitution

Certaines personnes dont on attendrait de l’aide ont des comportements révoltants. Une assistante sociale nous met des bâtons dans les roues pour le RMI, au prétexte qu’une prostituée a de l’argent et qu’elle n’en a pas besoin.

Une autre veut à tout prix qu’Anaïs relève du système éducatif, ce qui est une grave erreur de diagnostic pour une jeune femme qui a connu 17 foyers depuis son enfance !

L’une met en doute sa capacité à élever son enfant parce qu’elle la trouve « trop énervée« , alors qu’elle lui fait subir un parcours du combattant que personne ne supporterait ! La formation des acteurs sociaux est une absolue nécessité.

  • Deux poids, deux mesures

Nous apprenions au moment de publier le récit d’Anaïs que son proxénète venait d’être remis en liberté, par le juge d’application des peines, au bout d’un mois et demi de détention.

Une nouvelle preuve que le proxénétisme, durement réprimé dans les textes, continue, dans les mentalités, d’être considéré comme un problème secondaire : faiblement réprimé, généreusement assorti de sursis ou de libérations prématurées.

La gravité des faits est tout simplement niée et le peu d’empressement de la
justice n’est guère à même d’encourager la mobilisation des services de police…

Pendant ce temps, un nombre croissant de toutes jeunes femmes étrangères tombent pour proxénétisme et écopent de lourdes peines, fermes, pour avoir été les rouages obligés de réseaux dont les têtes de pont restent intouchables.

Lire également :
50 propositions abolitionnistes pour 2007, sur le site du Mouvement du Nid.
Un ensemble de mesures très concrêtes pour faciliter la sortie du système prostitutionnel et s’engager résolument vers une société sans prostitution.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.