Clémence : « J’ai quitté un rôle pour prendre enfin ma place. »

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 Lorsqu’il m’a enfin avoué qu’il fréquentait une personne prostituée depuis un mois, je suis tombée des nues. Clémence a longtemps souffert d’être l’épouse d’un « client » de la prostitution, une situation qu’elle a vécue avec honte et incompréhension. À l’issue de cette période douloureuse de son existence, elle a pris la décision de divorcer. En tournant la page, Clémence a cessé de se cantonner dans son rôle d’épouse et de mère de famille pour prendre sa place de femme…

Mon mari, Jean-Paul, a été client de la prostitution ; cet épisode douloureux s’est déroulé il y a plus de dix ans, je peux désormais en parler librement.

J’avais mis du temps avant de découvrir la vérité. Son comportement avait changé, il était irascible, impatient. Il rentrait tard le soir, s’enfermait pendant des heures dans une pièce de la maison ou trouvait des prétextes pour s’absenter durant le week-end.

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Un jour, je lui ai demandé s’il avait quelqu’un dans sa vie. Lorsqu’il m’a enfin avoué qu’il fréquentait une personne prostituée depuis un mois, je suis tombée des nues.

Si Jean-Paul avait eu une liaison affective, j’aurais mieux compris. On peut tomber amoureux, au moment où l’on ne s’y attend pas. C’est une rencontre fortuite, c’est la vie ! En revanche, faire le choix d’aller voir une prostituée implique une démarche volontaire.

En quoi avais-je failli ?

Lorsque je l’ai appris, j’étais très en colère contre lui, mais également contre moi. Comment avais-je pu ne rien pressentir, rien voir ? Je me suis également fait beaucoup de reproches : en quoi avais-je failli ? qu’est-ce que j’avais fait pour qu’il éprouve ainsi le besoin d’aller voir des prostituées ? Je n’avais sans doute pas été à la hauteur en tant qu’épouse !

Alors que jusqu’alors, je faisais une confiance totale à Jean-Paul, je suis devenue très soupçonneuse. Si, par mégarde, il oubliait de fermer son ordinateur, je lisais tous ses mails. J’ai également trouvé des papiers compromettants. Je me suis découverte des ressources insoupçonnées pour découvrir toute la vérité sur cette liaison. Une détective digne d’un roman policier ! J’avais absolument besoin de savoir, de comprendre. Pour moi c’était une question de survie.

Client “sauveur”

Lorsque je mettais mon mari face à la réalité, il acceptait alors de parler, de se confier. Il fréquentait assidùment cette personne, une Nigériane sans papier, depuis un mois. Dans son esprit, ce n’était pas une prostituée, mais la femme de sa vie. Mon mari se posait en sauveur : Je vais l’aider à s’en sortir. Ce n’était vraiment pas un discours de sa part, mais une réelle volonté d’accomplir une bonne action. Sans doute que j’étais trop normale pour lui, puisqu’il n’avait aucun motif de me sauver.

A l’époque, Jean-Paul se comportait comme un drogué. Il était devenu réellement dépendant de cette femme, suspendu toute la journée à son téléphone portable, à lui envoyer et à attendre ses SMS en retour. Il n’avait plus aucune barrière. On aurait confisqué le téléphone de mon fils pour moins que ça.

Cette femme obtenait tout ce qu’elle voulait de mon mari, en particulier des sommes importantes d’argent. Il était devenu un pigeon. À l’époque, notre pharmacie qui était à son nom, avait de gros problèmes de trésorerie. En tant que salariée, je n’avais pas accès aux comptes et ignorais l’origine de ce déficit. Rétrospectivement, je me dis que cet argent donné à cette personne prostituée aurait pu provoquer la faillite de l’officine.

Mon mari était tout à fait conscient que cette femme profitait de lui, que cette histoire le menait droit dans le mur. Malgré cela, il la poursuivait de ses assiduités. Il songeait même à quitter la pharmacie et partir faire de l’humanitaire au Nigéria. Cette femme l’avait envoùté et ne lui apportait que problèmes et souffrances.

Longtemps après, j’ai su qu’elle était également enfermée dans un système : elle avait subi le juju – un envoùtement – dans son pays. En aucun cas, elle ne voulait rentrer au Nigéria, parce qu’elle subissait des menaces de la part de ses proxénètes.

Comme mon mari ne cessait de surveiller les faits et gestes de cette femme, la poursuivant jusqu’à Paris, il fréquentait inévitablement des personnes du milieu. Je craignais toujours le pire pour lui, qu’il subisse des violences de la part du réseau, par exemple.

Il se confiait beaucoup à moi, mais n’écoutait généralement pas mes conseils. Néanmoins, je tentais de trouver des solutions pour protéger nos enfants, mais également pour nous épargner une faillite éventuelle. A l’époque, je n’imaginais pas que la prostitution pouvait entraîner des dépenses pareilles.

Je découvrais une facette inconnue de mon mari. J’avais face à moi deux personnalités différentes, mon mari et l’homme client de la prostitution. Comment un homme sensé, ayant un métier, une famille avait-il pu se laisser embarquer dans une telle galère et mettre en péril l’existence qu’il avait construite ?

A la fin, je ne supportais plus qu’il aille voir cette femme. Eventuellement, j’aurais pardonné pour une aventure d’une ou deux nuits, mais pas une liaison qui a duré six mois.

Aussi, un jour, j’ai trouvé les coordonnées du Mouvement du Nid et j’ai aussitôt appelé la délégation de ma région. J’ai été assez agressive avec le bénévole de l’association : J’ai le triste privilège d’être l’épouse d’un client de la prostitution. Je vous demande de mettre la femme qu’il fréquente hors d’état de nuire. La personne qui dirige cette délégation a accepté de recevoir mon mari.

Des dommages collatéraux

J’avais terriblement honte de ce qui m’arrivait : avoir un mari qui fréquente une prostituée, ce n’est pas glorieux. Aussi, je n’ai rien dit à mon entourage, sauf à mes deux enfants qui avaient à l’époque 13 et 15 ans. Lorsque je leur ai appris la vérité, ils ont été soulagés parce qu’ils le savaient depuis un mois environ. Ma fille avait surpris son père en pleine conversation téléphonique en anglais. Elle avait tout de suite compris de quoi il s’agissait.

Mes enfants ont souffert en silence de la situation. Ils en parlaient avec moi, mais jamais avec leur père. Mon fils a dù être suivi par un psy. Il avait tellement peur de reproduire le schéma paternel, d’être poursuivi par la fatalité ! Il craignait de ne pas être capable de construire une vie de famille solide. Quant à ma fille, elle a mis des années avant de mener une relation affective épanouie.

Il a fallu du temps pour que j’en parle ensuite à mes proches. Lorsque mes parents l’ont appris, ce fut comme si la foudre leur était tombée sur la tête. La réaction de ma belle-famille a été surprenante. En effet, mon beau-père nous a appris à cette occasion qu’il avait eu une liaison extra-conjugale de courte durée, peu après la naissance de sa première fille. Quant à mes amis, ils m’ont écoutée et consolée, sans me juger. Finalement, je me disais : Ce n’est pas trop de ma faute, je ne suis pas la seule à avoir été trompée.

Il m’a fallu attendre que l’histoire avec cette femme se termine pour prendre les décisions qui s’imposaient. En effet, après cette rupture, mon mari a commencé à consulter régulièrement des sites de rencontre et a fréquenté une personne qui se prostituait occasionnellement.

Mes enfants sont alors devenus vindicatifs. Ma fille me répétait que je ne devais pas me faire marcher sur les pieds. Même si je cheminais lentement vers la rupture, leurs réactions m’ont aidée à sauter le pas. J’ai donc demandé le divorce. Mon mari, quant à lui, se serait bien satisfait de ses deux maisons, de ses deux vies.

Il aurait fallu également que je quitte l’officine, mais c’était une démarche trop lourde pour moi. Au début, ce n’était pas facile de travailler toute la journée avec mon ex-mari, alors que nous étions divorcés. Avec le temps, nos relations se sont aplanies.

Un besoin d’être supérieur aux femmes

Cette histoire m’a permis de faire le point de ma relation avec mon mari, de prendre conscience des dysfonctionnements au sein de notre couple. Quand j’étais mariée, il tolérait difficilement que je mène ma vie. Lorsque j’allais aux réunions de Pharmaciens sans frontière, par exemple, il me manifestait sa désapprobation en boudant, mais je tenais bon. En revanche, depuis mon mariage, j’avais renoncé à fréquenter mes amis de faculté qui lui déplaisaient.

Selon lui, je devais privilégier mon rôle de mère de famille. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il avait mis la pharmacie à son nom, afin qu’en tant que salariée je dispose suffisamment de temps pour m’occuper de mes enfants.

Jean-Paul avait besoin de se sentir performant. Il était fier d’être patron d’une pharmacie, de pouvoir investir dans l’immobilier. Plus l’argent lui montait à la tête, plus la cohabitation avec lui était difficile. D’ailleurs, je pense qu’il a besoin de se sentir supérieur de la femme avec qui il vit. Avec moi, cela n’était pas possible : nous avions poursuivi les mêmes études universitaires, disposions du même bagage intellectuel.

Ce besoin de puissance s’exprimait également dans l’intimité. Mon mari et moi n’avions pas les mêmes besoins sexuels. Souvent, je faisais l’amour avec lui pour lui faire plaisir et, surtout, pour éviter les discussions sans fin. Aussi, par solution de facilité, je cédais. Je faisais des efforts pour donner plus que ce que je voulais, mais je ne parvenais pas à le satisfaire pleinement. Finalement, personne n’était content. Je me sentais coupable à l’époque de cette situation, mais jamais je n’aurais imaginé qu’il irait voir des personnes prostituées.

En ce sens, il était resté fidèle aux valeurs de mon beau-père qui se considérait comme un chef de tribu, ayant toujours relégué son épouse dans son ombre. Pour lui, un homme doit être viril, affirmer sa sexualité et sa puissance. Cet ancien instituteur était très fier, par exemple, que son fils aîné soit devenu patron.

Mon ex-mari continue aujourd’hui à être dépendant du sexe et de l’argent.
Je pense qu’il doute profondément de lui. Il a besoin de dominer financièrement, sexuellement et affectivement sa partenaire pour se prouver qu’il est quelqu’un ; sinon, il ne se sent pas à la hauteur. De plus, il est totalement instable affectivement. Entre deux histoires amoureuses, il surfe sur les sites de rencontres. Il ne sait pas affronter la solitude. Avec ses compagnes successives – des femmes à problèmes – il ne cesse de se poser en sauveur et pourvoit toujours à leurs besoins financiers. Il est plus grand seigneur que flambeur.

Je ne vois pas de grande différence entre une personne prostituée sur le trottoir et une femme qui se fait entretenir financièrement. Je me suis souvent interrogée : est-ce que nous nous serions séparés s’il n’y avait pas eu cet épisode avec cette femme nigériane entre nous ? Quand je vois comment il a évolué depuis notre rencontre, il y a plus de vingt ans, je pense que la séparation était inévitable.

Ce divorce a été la chance de ma vie. Aujourd’hui, je suis remariée. J’ai pu retrouver ma personnalité, renouer des liens avec mes anciens amis. J’ai cessé de me sentir coupable de ne pas être à la hauteur. A la pharmacie, je ne suis plus salariée, mais propriétaire avec mon ex-mari de l’officine. Désormais, c’est moi qui gère les comptes. J’ai quitté un rôle pour prendre enfin ma place.

Je pense que la nouvelle loi contre le système prostitutionnel qui pénalise notamment les clients de la prostitution est un progrès majeur. Selon moi, il y a néanmoins deux poids, deux mesures. Certes, des clients profitent de la vulnérabilité des personnes prostituées. Mais les autres qui, par faiblesse affective, veulent sincèrement les sauver ? Est-ce que ces hommes – comme mon ex-mari, qui sont plutôt à plaindre, méritent vraiment d’être pénalisés ? Si la loi peut freiner ces derniers, je me demande en revanche si la nouvelle loi sera en mesure de décourager les exploiteurs qui se servent d’une personne prostituée comme d’une marchandise.

L’œil de la rédaction

Il est inhabituel que nous publiions des témoignages de victimes collatérales du système prostitutionnel, dans cette rubrique consacrée aux témoignages confiés par les personnes prostituées accompagnées par notre association, le Mouvement du Nid.

Toutefois, le témoignage de Clémence nous a semblé précieux. Il met en lumière les ravages du sexisme sur lequel prospère le système prostitutionnel, à travers ces personnages que l’on découvre très brièvement. Clémence elle-même, une femme brillante qui n’échappe pourtant pas à la honte et même à la culpabilité lorsqu’elle découvre la vérité au sujet de son compagnon, qui doit attendre son divorce pour retrouver [sa] personnalité. Jean-Paul, éduqué dans le culte d’une virilité comprise comme l’affirmation de sa supériorité, incapable de construire une relation égalitaire ; la jeune femme prostituée Nigériane, perçue de prime abord comme à mettre hors d’état de nuire par Clémence, victime de ses proxénètes et cible des fantasmes de toute-puissance de Jean-Paul, le sauveur.

Espérons que la nouvelle loi du 13 avril 2016, en pénalisant les achats d’actes sexuels, va enfin responsabiliser les « clients » prostitueurs ; qu’ils vont cesser de se poser en sauveurs des personnes prostituées ou de dénier la violence de ce qu’ils leur font subir : des actes sexuels sans désir…