Grace, originaire du Cameroun, est accompagnée par le Mouvement du Nid. Elle a demandé à participer à la saison 2 de La Vie en Rouge. Victime d’un conjoint proxénète, enceinte d’un « client », elle veut aujourd’hui se reconstruire. Admise en parcours de sortie, elle s’apprête à faire une formation et son bébé se porte bien.
Je m’appelle Grace, j’ai 26 ans cette année. Je suis originaire du Cameroun. Je suis l’aînée de deux sœurs et d’un frère. J’ai grandi dans une famille assez mouvementée. Mon père nous a quittées quand j’avais treize ans parce que ma mère n’avait pas eu de garçon. Ma mère nous a éduquées toute seule, elle faisait de son mieux pour nous donner le maximum et pour qu’on ait de quoi manger.
Ecouter Grace dans La Vie en Rouge :
C’était une famille assez chrétienne : on mettait tout entre les mains du seigneur. J’ai fait des études littéraires – série A – et j’ai obtenu mon bac en 2019 puis un bac+2.
Mon père était violent avec sa femme et avec ses filles. C’était dur de voir ma mère pleurer tout le temps. Elle ne réagissait pas, elle disait que c’est ce qu’une femme doit supporter, qu’elle ne devait pas parler des problèmes de son foyer à autrui.C’est ça pour moi, l’Afrique : accepter des choses pas normales et se dire que oui, c’est normal.
Un jour, il est parti
Un jour il est parti. C’était bien, on se sentait mieux. En voyant notre mère se battre pour nous, on se disait qu’on n’avait pas besoin de père, puisqu’elle jouait les deux rôles. À l’époque où elle vivait seule, je l’encourageais à ne pas rester célibataire. « Trois filles ce n’est pas suffisant ! ». Elle s’est mise avec un homme, ça a été un bon beau papa, et mon petit frère Nathan est né.
Quand j’étais adolescente, avec la puberté, j’avais envie de m’évader. Je faisais des fugues. J’avais des amies qui me disaient de venir avec elles. Ma mère était assez conservatrice. Pour elle, un enfant ça va à l’école se repose ou prie. Or moi je voulais sortir, voir des garçons, des copines. La relation était conflictuelle. Mon beau-père a aidé à canaliser tout ça. Il m’aidait en mathématiques, il était présent pour moi.
J’ai vécu des choses qui m’ont perturbée à l’adolescence mais je ne veux pas en parler. J’ai toujours voulu mettre ça aux oubliettes, mais ça ne s’oublie pas. Je me suis renfermée dans ma coquille. Après le bac, je suis partie de Douala pour finir mes études à Yaoundé. Mais je ne voulais pas rester au Cameroun. Un jour j’ai demandé à ma mère de m’aider finan- cièrement pour faire mes études en Europe, en information communication.
J’avais trouvé une université en Hongrie, pas très chère, c’était une opportunité. J’ai réussi le test d’entrée, ça a motivé ma mère.
Ma confiance a été trahie, dit Grace
En Hongrie je me suis dit ça y est, je sors la tête de l’eau. Mais quand j’ai subi la prostitution, j’ai été brisée. En Allemagne, pendant huit mois, j’ai subi ce que personne – et sûrement pas une personne venue simplement étudier – ne devrait subir. Ça m’a détruite à petit feu. Ça m’a blessée, anéantie, je n’avais plus confiance en moi ni en personne et je ne pouvais pas parler parce que je n’avais personne.
Ça été tellement rapide. J’ai donné ma confiance à un homme, et je me retrouve trahie une fois de plus. Je l’ai rencontré dans un marché de Noël à Budapest un 22 ou 23 décembre 2022. C’était la première fois que je sortais toute seule, je ne connaissais personne. Il était seul aussi, on a fait connaissance.
« Tu es Camerounaise ? » , il dit « moi aussi », « tu parles tel dialecte, moi aussi ». Je me disais que j’avais trouvé un ami. Il m’explique qu’il est venu visiter Budapest, qu’il habite en France, qu’il pourra m’inviter un jour, quand on sera plus proches. J’ai répondu « qui sait» ?
On échange nos contacts et là c’est le premier « red flag ». J’aurais dû me rendre compte, je lui ai donné mon numéro mais lui m’a donné seulement son Facebook. Un profil sans nom, sans photo. On ne s’appelait que sur Messenger, sur ce faux compte. Je lui demandais toujours pourquoi. Il trouvait toujours un prétexte, une excuse valable. « J’ai peur que ma famille me suive », « je suis timide », « j’aime être discret », tout y passait.
En janvier, je commençais à faire des projets, j’entrais dans mon parcours communication et médias. Puis mon téléphone est tombé en panne. Lui m’écrivait via Messenger sur mon ordi portable. Tout s’est accéléré.
Il m’écrivait tout le temps, un matin il me dit « je veux t’épouser ». Un soir, j’appelle ma mère pour lui dire que j’ai rencontré quelqu’un, toute contente. Ma mère se méfie, me dit qu’elle trouve « qu’il parle beau- coup ». Ça se passe mal, je lui dis qu’elle ne veut pas mon bonheur… Et là, lui me dit de couper le contact avec mes parents et mes sœurs. Je les bloque. J’avais l’impression d’être très amoureuse.
En février, il me propose de venir faire médecine en France, comme j’ai de bonnes notes… Il me dit qu’on va vivre ensemble dans son appartement, recommencer à zéro… J’accepte. Je lui envoie mon certificat, mes notes, il ne me redonne jamais les papiers. Dès que je pose des questions, il me dit : « tu me manques trop », « je veux qu’on se marie… » J’étais heureuse. Quand il est venu, pour la Saint-Valentin, il m’annonce : « je nous ai pris deux billets, on part pour l’Allemagne demain ». Je lui réponds : « Déjà ? J’ai mon école ! Je n’ai pas encore fini ! » Il me dit de laisser tout ça. Je le suis.
Mon école m’écrit. J’ai validé l’année, je suis inscrite mais j’ai une semaine pour signer les papiers. Il me dit de ne pas m’inquiéter, que ce sera mieux en France. Il ne me disait jamais rien sur lui. Il répondait qu’il n’avait rien à dire de bon sur lui. Et si j’insistais, alors il se fâchait, et je m’excusais.
Grace dans La Vie en Rouge, la suite :
Le piège se referme sur Grace
Arrivés en Allemagne, c’était comme le loup qui guette le chaperon rouge. Il n’a même pas patienté une semaine. Il m’a dit aimer les parties à trois, à quatre… Toi, moi, deux hommes et deux femmes. Je croyais à une blague, je lui ai dit que je ne pouvais pas.
Il s’est alors mis à pleurer et a dit : « J’ai perdu mon travail et je veux qu’on vive une vie de rêve. Je n’ai plus d’argent je ne sais pas comment on va faire. Si tu pouvais accepter juste deux fois, un ami me dépannera et après on verra ».
En Hongrie je ne travaillais pas, pour être à fond dans mes études. Mes parents m’avaient juste donné un peu d’argent. J’attendais les grandes vacances pour faire un job étudiant.
Ça a tout chamboulé
Il avait pris un Airbnb, pour une période « d’un ou deux mois » pour voir un peu comment ça allait se passer. Quand il a vu que je lui rapportais de l’argent il a continué. Au début c’était une à deux fois par semaine, ensuite tous les jours. Pendant 9 mois.
Il me battait sauvagement, il me violait et il m’obligeait à avoir des rapports que je ne voulais pas, avec des personnes âgées, même des femmes. Je me suis rendu compte que l’être humain est tellement sale.
Je voyais des femmes comme moi, des « clientes », qui savaient que je ne voulais pas, parce que je le leur disais. Elles me demandaient de leur faire des choses, mettre les doigts dans les fesses… On me disait « on te paie pour ça, t’as pas le choix, tu dois le faire ». Il y a des clients leur fantasme c’était de me battre. Il y avait autant de femmes que d’hommes.
En décembre 2023, il me dit « on a assez d’argent, on va aller sur Paris. On va commencer cette vie qu’on s’était dit ». J’avais été exclue de mon école et mon droit au séjour dans l’Union européenne expirait début 2024. Il le savait ! Là, il m’emmène en France. C’est seulement arrivée à Paris que j’ai commencé à réfléchir.
Je me dis qu’il va me tuer, ou me faire du mal et m’abandonner. On est dans un hôtel horrible dans le 92 et ça recommence. Il me dit qu’il faut le faire, qu’il faut bien qu’on mange. Je lui demande où est tout l’argent que j’ai gagné en Allemagne, il dit qu’il a payé l’Airbnb avec. En France, je lui ai dit je ne pouvais plus me prostituer. Je voulais aller porter plainte. Il m’a répondu « vas-y tu n’as pas de papiers, tu ne connais même pas mon vrai nom… »
Je n’ai jamais eu l’argent gagné. Il m’a seulement donné 1000 euros en espèces quand il m’a abandonnée après m’avoir frappée à Paris.
Je lui dis encore qu’ici à Paris je ne le ferai plus. Je n’ai pas de papiers, je préfère me dénoncer à la police. Et s’ils me mettent en prison, pas de souci mais je ne peux plus me prostituer. Mon corps est fatigué, je me sens faible ; j’ai attrapé la chlamydia. Je le menace de le dénoncer. L’erreur que j’ai commise, c’est de lui dire. Et de ne pas le filmer. Il m’a bâillonnée, tapée, pris l’argent, cassé le téléphone qu’il m’avait donné et est reparti avec. Il a eu le temps de supprimer toutes les preuves et même les photos de lui et moi que j’avais gardées. Je ne connais ni son nom ni son adresse ici en France, ni son âge…
Prostituée Gare du Nord
Quand il est parti, je n’avais rien, ni de quoi manger, ni d’en- droit où dormir. Alors, j’ai fait de la prostitution « à mon compte » Gare du Nord. Il faut avoir été dans prostitution pour savoir que les pensées des hommes sont tellement déplacées. J’y allais vêtue de manière simple et souvent j’ai abordé des hommes dans des cafés restaus. « Pour une fellation, vous me donnez 25 euros », ils étaient presque toujours partants.
Personne ne savait où j’étais. Je n’avais pas d’hôtel fixe. Des fois je dormais dehors. Ou chez le client. Tout ce que je voulais c’est avoir à manger.
Enceinte, le déclic
C’est en juin 2024 que j’ai rencontré le père de mon enfant, c’était un « client ». On a eu des rapports plusieurs fois et au bout d’un moment j’ai su que j’étais enceinte de lui, le seul avec qui j’avais eu des rapports non protégés. En Allemagne j’avais beaucoup de clients qui voulaient le faire sans protection, j’acceptais à contrecœur. Ils me disaient : « Couche-toi, on te paie pour ça, ferme-la tu n’as pas ton mot à dire ».
Être enceinte a été un déclic. Je ne pouvais plus faire la prostitution. J’ai dit stop. Je marchais, j’avais mon téléphone, j’étais à la Gare du Nord et une dame qui m’avait remarquée, m’a parlé. Elle s’est assise et ma dit qu’elle me voyait dormir là, et que j’étais très jeune pour faire ça. J’ai pleuré. Elle m’a dit, je suis aide-soignante à Paris, je peux t’apprendre un métier dans l’aide à la personne et voir comment tu peux te débrouiller avec.
Elle m’a hébergée deux semaines. C’est elle qui m’a parlé du 115, que je pouvais les appeler. Elle me faisait aider sa fille hémiplégique. Ça se passait bien avec elle, je l’emmenais à ses rendez- vous dentiste, école, je faisais sa toilette. Je n’étais pas payée, mais elle m’hébergeait.
Parfois quand je ne pouvais pas dormir chez elle, je dormais en bas de son immeuble. Elle m’a beaucoup appris. Je ne critique pas les prostituées mais en tant que future maman je ne pouvais plus. Et ce que je fais mainte- nant, l’aide à la personne, est plus digne. J’apprenais les techniques sur Youtube, comment soigner les escarres, etc. Ça m’intéressait.
Plus tard, j’ai cherché sur Internet une association qui aide les femmes qui subissent la prostitution et qui veulent en parler. J’ai cliqué sur le Mouvement du Nid, j’y suis allée j’étais à trois semaines de grossesse. Là, un monsieur m’a fait remplir une fiche et m’a conseillé des associations pour femmes enceintes qui veulent parler. Il m’a dit qu’il me recontacterait.
Puis je suis allée à Nantes et j’ai rencontré le Mouvement du Nid local. Ça se passe bien. Je voulais vraiment le parcours de sortie, pour pouvoir travailler, et peut- être reprendre des études. J’ai vécu dans un foyer pour femmes enceintes et jeunes mamans.
J’ai aussi commencé un travail psychothérapeutique. Je peux parler avec la psy de choses difficiles que j’ai vécues et dont je n’ai pas envie de parler ici, qui m’ont perturbée. Elle m’aide beaucoup.
Je suis très contente de pouvoir parler de mon histoire dans La Vie en Rouge, raconter ce qui m’est arrivé pour peut être pouvoir aider d’autres femmes.
Ma situation, avoir été dans la prostitution, ça a été un coup de massue pour ma mère. Envoyer un enfant et lui donner de l’argent pour faire ses études en Europe, et apprendre ça… Cela a transformé nos relations. Mais au sixième mois de ma grossesse elle a accepté. Elle ne m’a pas jugée même si ça a été difficile pour elle. Je lui ai expliqué mon histoire. C’était très émouvant. Elle m’a dit : « Je n’ai pas de raison de te détester ».