Homosexuel, Raphaël a connu la « zone » et la prostitution. La « fête », l’alcool, la drogue ont englouti plus de cinq ans de sa vie. Récit…
Je suis homosexuel, j’ai commencé la prostitution pour pouvoir draguer un copain qui était prostitué.
Je l’avais repéré, j’allais au café où il allait, je connaissais certains clients. Un jour, je me suis arrangé avec un client pour le faire à trois, avec ce garçon. Je me suis fait payer comme lui. Je le connaissais déjà, je lui avais parlé au café. J’avais 17 ans. Mon copain en avait 16.
Je n’ai pas vraiment eu de famille. J’ai été placé en foyer à partir de l’âge de 9 ans. À 16 ans, j’ai fugué. J’ai trouvé un travail, un TUC [1 à l’époque, et un appartement, que ma sœur a pris à son nom. L’assistante sociale m’a laissé tranquille. Quand j’ai eu 17 ans, le juge a fait une main levée. Il m’a rendu à mon père qui avait l’autorité parentale. Comme mon père me battait, je me suis enfui.
J’ai quitté l’appartement parce que ma sœur avait donné mon adresse. J’ai dormi dans les hôtels et, au bout d’un an de TUC, j’ai arrêté le boulot. Je me suis mis à traîner dans les cafés. Au début je touchais les Assedic, puis plus rien.
Forcément, quand on vit comme ça, on rencontre tous les zonards. C’est comme ça que j’ai connu mon copain. Dès que je l’ai vu, je me suis dit : c’est le bon. Il était parti de chez ses parents qui buvaient et le battaient, et il était prostitué avec son frère. Le jour, la nuit, ça dépendait. Il était installé là-dedans.
Moi, je le voulais, je ne me suis pas posé de question. En plus, j’avais déjà été abordé en allant dans ce coin-là.
Au début, j’avais refusé. Tout a commencé avec notre petit arrangement à trois. Je n’ai pas fait attention, je trouvais que c’était de l’argent facile. On vivait comme des rois, à l’époque — c’était en 89 — on se faisait au moins 1000 francs par jour. C’était beaucoup pour des mineurs qui n’avaient jamais eu le sou.
Il y avait ce que je faisais avec les clients — que des pipes — et il y avait mon copain avec qui je faisais tout.
Le soir, c’était non-stop. Ça se passait sur les parkings. J’avais trois habitués. On adaptait nos horaires en fonction d’eux, le matin, la nuit. Les passes étaient ultracourtes, des fois cinq minutes ; les types laissaient 300 ou 400 balles, des fois 600 balles, 800 même. Ils attendaient sur le parking, dans leur bagnole, qu’on ait fini. Dès qu’ils voyaient qu’on était libres, ils arrivaient. Des fois, il y en avait cinq qui démarraient en même temps quand on descendait d’une voiture. On n’avait pas le temps d’avoir froid.
On choisissait en fonction de l’immatriculation, les allemands d’abord, les Belges ensuite et les Français à la fin.
Après, c’était en fonction des voitures. D’abord les BMW et les Mercedes. Et en dernier, la gueule du type. Entre un vieux et un jeune, on prenait plutôt le jeune.
Après, on allait tous au café du coin, et puis c’était la java, les boîtes. L’argent qu’on avait gagné partait dans la soirée. À nous deux, avec mon copain, on pouvait faire 2000 balles la nuit. On claquait tout. La fête, les hôtels, tout partait. On savait que le lendemain, on en regagnerait autant.(…)
Il faut savoir faire une barrière. Il y avait ce que je faisais avec les clients — que des pipes — et il y avait mon copain avec qui je faisais tout. Avec ce qu’on entendait sur le sida, on avait peur. Enfin, on ne savait pas trop, si c’était par la salive ou autre chose. (…)
Avec les clients, le but, c’est que ce soit le plus rapide possible. Je me souviens, il y en avait un qui me parlait de sa femme. Les types étaient médecins, avocats ou juges, enfin ils disaient qu’ils l’étaient. Il y avait tous les âges. Que des hommes ; des homos. Enfin, certains ne savaient pas trop.
Ça se passait bien, il n’y avait pas de violence, pas d’agressions. Tous les tapins, on se connaissait. Le jour où je suis arrivé, personne ne m’a rien demandé. J’avais une bonne relation avec mon copain. Chacun faisait son business de son côté, chacun avait son emplacement et le gardait. Quand un jeune ne venait plus, on pouvait prendre sa place.
Je ne regrette pas ce que j’ai fait. J’ai bien vécu. On s’est bien amusés et j’ai trouvé l’amour.
Le soir, il y avait beaucoup de mineurs. Le plus jeune avait 13 ans. Il est resté deux ans. Les mineurs étaient plus haut, dans un squat. Il y avait des toxicos. (…) Des fois, on voyait passer la Brigade des mineurs, mais uniquement la journée. Une fois, une seule, on s’est fait arrêter par les bleus. Avec mon copain, on était mineurs et tous les deux en fugue. Jamais on n’a été abordés par les Mœurs ni par la Brigade des mineurs. (…) L’endroit était connu de tout le monde. Le petit journal du coin donnait les endroits gays. Tout le monde savait. (…)
Je ne regrette pas ce que j’ai fait. J’ai bien vécu. On s’est bien amusés et j’ai trouvé l’amour. J’ai fait ça pendant cinq ans. Et puis on en a marre. Boire toutes les nuits, cailler tout l’hiver. On vieillit. Le quartier de prostitution où on était a été rasé. Aujourd ’hui, il y a un autre coin, un bois, qui est dangereux. Vers la fin, j’ai gardé deux ou trois clients que j’appelais quand j’en avais besoin. L’un d’entre eux était amoureux, il m’a payé mon appartement, mes meubles, mes voyages. Tout. Je le roulais. C’est marrant, c’était voyant mais il ne voyait rien. (…)
Les gens normaux, on ne les rencontrait pas. On vivait dans un monde à part. Touiours dans le même café. Dans ce café, il n’y avait que des prostitué-es, femmes et hommes, et des clients qui venaient pour mater la marchandise. (…)
On prenait de l’alcool, de plus en plus d’alcool : whisky, champagne, Baileys… Une tournée, deux tournées, chacun payait la sienne. Avec l’alcool, on ne réalisait pas ce qu’on faisait. Et puis l’alcool, ça ne suffit plus. Après, il y a eu le shit. Et après, l’héroïne.
Maintenant que c’est fini, je ne voudrais pas retourner dans la prostitution ; retomber si bas.
Au début, j’étais contre. Je ne voulais pas toucher à ça. Mais tout le monde fumait, tout le monde en prenait. J’ai fini par en faire autant. D’autant que mon copain en prenait depuis le début. Là, ça commençait à partir en vrille. Je ne voulais pas aller jusqu’à la piquouze. Il y avait quelqu’un du Mouvement du Nid qui passait quand j’étais au trottoir. Au début, je ne parlais pas avec lui. C’est le SPRS [2 qui me l’a fait connaître. Un jour, je l’ai contacté. Je voulais arrêter, reprendre ma vie en main.
Au début, j’allais aux permanences tout en continuant la prostitution et la drogue. Et puis je suis allé voir une association pour me désintoxiquer. On m’a donné du Subutex et j’ai fait une tentative de suicide. Puis j’ai eu cinq ans de méthadone.
Au bout de cinq ans, c’est moi qui ai voulu arrêter. Le psychiatre, lui, il aurait continué. Il me faisait des ordonnances de méthadone, il écrivait sans dire un mot. J’avais des cachets pour dormir, des cachets pour l’anxiété ; tout ce que je demandais, il me le donnait. À la fin, il me disait “à dans deux semaines”. Deux semaines après, idem. J’arrivais avec ma liste et ça recommençait. Côté boulot, je faisais des stages, on ne me proposait que ça. Et je faisais encore des clients. J’ai donc retrouvé un boulot de serveur pendant cinq ans.
Et puis j’ai eu un arrêt de maladie. Je fais de l’épilepsie. Je ne peux plus travailler, à cause du stress, de la lumière ; il me faut du calme, je suis agoraphobe. Pour vivre, j’ai le RMI ; la Cotorep me refuse l’allocation parce que je ne suis pas assez handicapé. J’ai pris un avocat. Actuellement, je touche 375€ en tout par mois pour payer mon loyer et EDF. J’ai déjà fait cinq tentatives de suicide. Je retourne à la permanence du Nid pour avoir un peu d’aide. Sinon, je n’ai plus que ma sœur. J’ai perdu beaucoup d’amis à cause de mes crises, j’ai des accès d’aggressivité. Mon copain est parti pendant un an. Et puis il est revenu, mais avec une copine. Avant, il partait souvent aussi mais il revenait toujours chez moi. Là, quand il a voulu revenir, je n’ai pas ouvert. J’en avais marre.
(…) J’ai eu un déclic. Avec lui aussi, j’ai tout arrêté. La prostitution, la drogue, lui. C’était il y a quatre ans. Maintenant que c’est fini, je ne voudrais pas retourner dans la prostitution ; retomber si bas. Avant ça allait, on était jeunes, on vivait au jour le jour. Mais à mon âge…