Sabine n’a pas connu de prostitution hors de la famille. Mais le viol par inceste subi de son père, qui la payait, a fait d’elle une femme qui s’est toute sa vie sentie prostituable. Un témoignage fort, qui décortique les ressorts du système patriarcal.
Je m’appelle Sabine Laurent, j’ai 60 ans.
J’ai subi des violences sexuelles de la part de mon père. J’avais entre 6 ans et 14 ans. Enfant, j’ai toujours tu ce que mon père m’a fait subir. Ma mère était complètement absente psychiquement, toujours ailleurs, jamais à l’écoute de ses enfants.
J’ai deux sœurs aînées et un frère qui a deux ans de moins que moi.
Lorsque je suis née, mes parents auraient voulu un garçon. Ma mère a pleuré à ma naissance. Encore une fille ! je l’ai beaucoup entendu. J’étais celle que personne n’at- tendait et qui décevait toujours.
Mon père n’était jamais à la maison. Il passait beaucoup de temps à l’aumônerie du lycée où il y avait de nombreuses jeunes filles. Il ne s’intéressait pas à ses enfants.
Ma mère ne travaillait pas, passait son temps à râler, et à rêver. Il fallait toujours lui renvoyer une image positive d’elle-même, de sa famille, de la vie.
Ma mère ne m’a jamais prise en compte en tant que sujet. Je faisais partie d’elle, j’étais un morceau d’elle. Je ne suis jamais née. D’ailleurs ma famille encore aujourd’hui ne me voit pas comme une personne autonome avec une identité propre. Lorsque ma mère est morte, ma famille m’a enterrée avec ma mère. Je n’existe plus pour ma famille.
À chaque fois que mon père me faisait subir des violences sexuelles il me donnait une pièce de 5 francs. Une énorme pièce, que je serrais fort dans la paume de ma main jusqu’à avoir mal. Puis je courais m’acheter des bonbons. Je dépensais toujours l’argent que mon père me donnait. Il me brûlait les doigts. Et en même temps, cette pièce d’argent me faisait vivre et m’excitait. De 6 à 14 ans, Il m’a toujours donné 5 francs.
Jamais ma mère ne s’est étonnée ou même aperçue que je mangeais autant de bonbons. J’avais très souvent des migraines, je vomissais, mon foie était lourd.
Elle ne m’emmenait pas chez le médecin. Elle n’a jamais pris soin de moi, ne m’a jamais protégée.
Au contraire j’ai toujours eu l’impression qu’elle me donnait en pâture à son mari. Et que ça l’arrangeait qu’il « s’occupe » de moi. Elle était tranquille pendant ce temps-là. Et pourtant, elle ne cessait de me coller. De m’envahir.
J’avais invité une amie d’école, Hélène, à venir chez moi. Nous étions dans ma chambre que je partageais avec ma seconde sœur Dominique. Ma mère, furieuse de cette nouvelle intimité dont elle était exclue a fait intrusion dans ma chambre pour demander à Hélène de partir au prétexte que nous ne faisions rien.
Mon père ouvrait toujours la porte de la salle de bain « par inadvertance » disait-il lorsque je prenais ma douche.
« Oh ! Je ne savais pas que tu étais là. Je suis vraiment désolé ». Mais il ne refermait pas la porte tout de suite. Il me reluquait avec son regard lubrique. Parfois, il entrait dans la salle de bain, refermait la porte derrière lui et sortait son sexe de son pantalon et se masturbait en me regardant sous la douche.
Climat incestuel
Mon père en dehors des heures où il me faisait subir des violences sexuelles ne me regardait pas, il ne m’adressait pas la parole. Je ne l’intéressais pas en dehors de mon corps. Je n’avais pas de tête, pas de regard, pas d’identité propre. Je servais.
Je servais pour mon père d’objet sexuel, de prostituée parce qu’il me payait.
Je servais de cuvette pour lui : il déversait son sperme dans la paume de ma main après avoir sucé son sexe. Tout se faisait dans la force. Il mettait sa main derrière ma tête pour me forcer à entrer totalement son sexe dans ma bouche. Longtemps, j’ai eu aux commissures de mes lèvres des fissures qui saignaient. Souvent elles m’empêchaient de rire. Elles me faisaient mal.
D’ailleurs, j’ai été cuvette aussi pour ma mère qui déversait sur moi ses confidences. Un jour, elle me dit « mon sexe sent le poisson pourri ».
Mes parents n’ont jamais respecté mon statut d’enfant dans la famille. Ni mon âge. Je faisais partie de leur couple. Je servais à l’un à l’autre, selon leur désir. Jamais ils ne s’adressaient à moi.
La prostitution : une punition pour Sabine
Pour ma mère, c’était insupportable que je la quitte. Lorsque je lui ai présenté mon compagnon de l’époque, elle m’avait demandé devant lui : « Tu l’as rencontré sur le
trottoir ?… »
D’une certaine façon j’ai été assignée à la prostitution par toute la famille : ma sœur aînée m’avait dit que je finirais dans la prostitution…
La prostitution comme punition. J’ai désobéi en « révélant » ce que mon père m’a fait subir. Ma famille m’a tourné le dos et rejetée. Elle n’a pas supporté que je parle. Elle craint toujours ma parole. Même les membres de ma famille qui ont subi des violences sexuelles !
Libre, mais perdue
À 18 ans je suis partie vivre au Chili pendant 2 ans. Le plus loin possible de ma famille. J’aurais repoussé les limites de la terre pour aller encore plus loin si j’avais pu. J’étais libre, mais j’étais perdue. J’étais sortie de ma prison familiale dans laquelle j’avais vécu depuis ma naissance. J’étais éblouie par le monde. Je ne connaissais pas la vie.
Mon père et ma mère avaient fait de moi leur prisonnière, maltraitée sexuellement, moralement et affectivement. Ils m’avaient isolée du monde pour mieux me manipuler, me forcer à faire des choses qui n’étaient pas de mon âge.
Je me retrouvais à l’autre bout de la terre, à parler une autre langue. Et j’ai réussi à tomber amoureuse d’un Chilien ! Comment ai-je fait ?
Mon corps ne vivait pas, j’étais morte à l’intérieur. Mon intimité, mes sentiments ne me concernaient pas. J’étais étrangère à ma vie intérieure. Je n’avais pas le mode d’emploi pour vivre, pour aimer, pour travailler. Mon ami chilien aurait pu me prostituer, me battre, me violer, je n’aurais rien senti. J’étais étrangère à moi-même, anesthésiée, et je n’avais pas les mots.
Sabine, une enfant sauvage
La vie que je découvrais était un choc. J’étais l’enfant sauvage qui venait de sortir de sa forêt vierge familiale. Ce que je croyais être normal ne l’était pas pour la société. J’étais perdue. Comment faisait-on pour vivre ? Y-aurait-il quelqu’un pour m’apprendre ? Je trébuchais tous les jours dans les interstices de ma vie.
Je vivais à côté de moi. Je vivais alors que je n’avais qu’une hâte, c’était de mourir.
L’amour ? Le désir ? Je savais ce que c’était. Ou je croyais savoir : les rapports sexuels forcés. L’argent ?
Il fallait que j’en gagne pour vivre.
Et je pensais savoir ce que voulait dire gagner de l’argent. C’était me laisser « caresser » par mon père, et aller plus loin sans rien dire et surtout sans en parler à personne et alors je recevrais de l’argent : une pièce de 5 francs.
Que me restait-il alors à vivre ? Rien.
Attirée malgré moi
La seule chose que je connaissais et que je souhaitais revivre malgré le dégoût que cela m’inspirait, c’était l’attirance pour certains hommes d’âge mûr que j’aurais suivi, s’ils l’avaient voulu. À ce moment-là, j’aurais voulu qu’ils me choisissent. Excitation de plaire et faire du charme. Et j’aurais voulu recevoir de l’argent. Et en même temps ça me dégoûtait. Avoir une relation sexuelle avec l’un de ces hommes qui me méprisait et me déshabillait du regard m’aurait plu. J’aurais pu me donner corps et âme à un tel homme tout en ressentant du dégoût.
J’ai été aimée par des hommes mais je les considérais comme insignifiants, parce qu’ils me parlaient d’amour. Je ne voulais pas de cet amour-là. Je voulais des sensations fortes que je nommais amour. Je voulais de la violence et de la destruction. L’amour que je croyais vouloir avec ces hommes était en fait dénué d’amour. Je me suis donnée de cette façon à certains de ces hommes qui ne voulaient de moi que le sexe, que le plaisir. J’étais conditionnée pour ça.
De la paille dans le cerveau
J’ai erré dans la vie à la recherche du plaisir sexuel. Je n’étais construite que pour « ça », croyais-je. Je n’ai pas fait d’études. J’avais de la paille dans le cerveau. Je ne comprenais pas le mot avenir. Le mot réussite. J’étais un objet pour moi-même et pour les autres.
La prostitution était le seul domaine d’avenir que me réservait ma famille. Les hommes appréciaient mon corps. Selon eux, «je faisais bien l’amour». La pire phrase qu’on m’ait dite.
Toute ma vie, j’ai été accrochée à la pièce de 5 francs que mon père me donnait enfant. C’était la seule valeur que je m’accordais.
J’aurais « dû » être prostituée. Mais, heureusement pour moi, comme les skieurs qui évitent le précipice, et grâce à ma rébellion contre ma famille, j’ai trouvé en moi une partie bien vivante qui m’a permis de travailler, de revivre, d’être debout, et d’être une femme créative, entière et libre.
Sabine a également enregistré un podcast pour la saison 2 de La Vie en Rouge, à retrouver au printemps