Stéphanie Lamy est chercheuse spécialiste des guerres de l’information et militante féministe. Avec La terreur masculiniste, parue aux Éditions du détour, elle s’attaque aux réseaux d’hommes qui prônent la violence contre les femmes. Passionnant.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien de Stéphanie Lamy avec Sandrine Goldschmidt dans les lundis de Prostitution et Société :
Stéphanie Lamy, pourquoi ce titre, « La terreur masculiniste » ?
C’est une réponse à la couverture de Valeurs actuelles qui avait titré «la terreur féministe» en 2019. L’idée est de proposer un miroir reformant, pour rappeler que la vraie terreur vient des masculinistes, ces hommes qui inventent ou réinventent mille façons de haïr les femmes et de justifier la violence à leur égard.
Comment définissez-vous le terrorisme masculiniste ?
Alors que d’autres ont déjà très bien parlé des mouvements masculinistes, j’ai voulu observer, analyser et mettre les mots justes dessus. En tant que militante, j’ai souvent lancé un « t’es un mascu » mais je ne le fais plus, parce que ce n’est pas la même chose que la misogynie. La misogynie, c’est la haine des femmes à titre individuel.
L’idéologie masculiniste, c’est la collectivisation de cette haine.
Pourquoi ce titre ?
La terreur masculiniste est donc un ensemble d’offres idéologiques « identitaires masculines » construites au sein de milieux de radicalisation en ligne ou dans la vraie vie, qui font l’apologie ou prônent la violence à l’égard des femmes et des minorités sexuelles. Avec pour objectif de maintenir ou renforcer la domination masculine.
En France, il y a eu le féminicide de Mélanie Ghione, tuée de plus de 80 coups de couteau par son ex-conjoint, avec tentative d’assassinat sur le nouveau conjoint et tentative de viol et d’assassinat de sa sœur. L’auteur était un adepte de la mouvance MGTOW. Selon lui, son ex-conjointe avait désobéi et méritait de mourir, et il a utilisé un lourd attirail militaire. Malheureusement, l’acte n’a jamais été qualifié d’attentat en tant que tel.
Faire reconnaître le terrorisme masculiniste est-il difficile ?
La plupart des spécialistes du terrorisme sont des hommes et n’ont pas forcément le regard féministe qui permet d’identifier les différents masculinismes. C’est plus facile pour eux d’identifier le terrorisme « Incel » qui utilise une violence spectaculaire, des camions béliers, des tueries de masse. Beaucoup plus compliqué de reconnaître un acte venu des « coachs en séduction » qui sont des brigades de harcèlement et de viol.
Dans l’esprit des gens, on ne se dit jamais qu’un viol peut être une violence terroriste.
Quel lien entre terrorisme et haine des femmes ?
Parmi les auteurs reconnus d’actes terroristes, beaucoup sont co-victimes de violences dans leur enfance, font usage de la pornographie et/ou sont auteurs de violences conjugales.
En France, ce n’est pas du tout pris en compte dans la détection de la radicalisation, alors que la plupart des attentats qui y sont commis ont un lien avec la violence masculine. L’auteur de l’attentat à la préfecture de Paris en 2019 était connu pour violences conjugales. L’auteur de l’attentat de Nice en 2016, était sur le point d’être privé de ses droits parentaux.
L’État ne prend pas en compte la violence masculine domestique dans la prévention du risque. Trois gendarmes ont ainsi été assassinés par un ex-auteur de violences domestiques. Son ex-conjointe, victime de violences, avait signalé sa dangerosité. Personne ne l’a crue. Écouter la parole des femmes pourrait prévenir des attentats.
Pourquoi classer les mouvements masculinistes ?
Il y a une méconnaissance générale qui fait qu’on confond tous ces mouvements. Or, on ne combat pas les différents types de masculinisme avec les mêmes moyens. On ne traite pas de la même manière un mineur de 16 ans embrigadé qu’un militant SOS Papa qui profère des menaces sur des juges, par exemple.
J’ai donc voulu esquisser les contours de chaque groupe, leur idéologie, les moyens utilisés, leurs ressources, s’ils se posent en « virils » ou en victimes, etc. Classifier, c’est comprendre, et aussi leur ôter le pouvoir de se nommer eux-mêmes et ainsi d’avancer masqués.
Qui sont les traditionalistes ?
Les traditionalistes ont une posture affirmée de la virilité « à l’ancienne ». Parmi eux, les « Nofap » prônent l’abstinence de la masturbation. Selon eux – c’est faux évidemment –, la rétention de sperme augmenterait le niveau de testostérone. Ils luttent donc contre la masturbation sur visionnage de pornographie, qui est une tentation liée selon eux aux avancées féministes… Au lieu de critiquer la pornographie pour protéger femmes et enfants victimes de viols, ils veulent seulement protéger la santé mentale des hommes.
Ces mouvements sont très poreux. Un homme qui en veut aux femmes d’être addict au porno, n’ayant pas réussi – et pour cause – à être un « nofap », a ainsi adhéré à l’idéologie incel et est devenu un tueur de masse…
Pourquoi les tueurs en série s’en prennent-ils aux femmes en situation de prostitution ?
Sans avoir étudié de près la question, quelques pistes : L’offre idéologique masculiniste prône l’effacement total de la perspective de l’autre, qui n’est qu’un objet sans droits, sans expression de sa réalité vécue. Les hommes violents s’attaquent en premier lieu aux femmes marginalisées, qui n’adhèrent pas aux codes de la « gentille bonne femme », et sont considérées déviantes. Dans la violence, il y a toujours un calcul risque bénéfice, donc s’en prendre à des femmes prostituées, c’est « tout bénéfice ».
De nombreux masculinistes invoquent la « misère sexuelle… » comme dans la prostitution ?
Cette prétendue misère sexuelle sous-entend qu’il y a un besoin sexuel pour les hommes et que le recours à la violence pour l’obtenir serait légitime. En ce qui concerne les incels, Ils estiment que c’est à la société de leur offrir. L’État devrait redistribuer les corps des femmes et les répartir entre les hommes… Le comble, c’est qu’on inverse encore la culpabilité sur les femmes.
Après l’attentat de Toronto à la voiture bélier (avril 2018), Alek Minassian l’a revendiqué et justifié par la rébellion des hommes « Beta » (par opposition aux mâles alpha NDLR). Dans le débat qui a suivi, on a reproché aux femmes de ne pas être assez disponibles. Et on s’est demandé si on ne devrait pas légaliser la prostitution, voire la subventionner… au lieu de mieux protéger les femmes !
Stéphanie Lamy, qui sont les MGTOW et Andrew Tate ?
Les MGTOW (Men Going Their Own Way), prônent le séparatisme sexué pour « inverser le marché sexuel » en disant que les femmes vont devoir se soumettre, car s’ils « se retirent en masse du marché », les hommes vont devenir une rareté donc être prisés.
Andrew Tate a appris à organiser la traite d’êtres humains et transmet son savoir… en le monnayant. Il indus- trialise l’apprentissage de la violence masculine au plus grand nombre de jeunes hommes possible. En plus, pour 8 000 dollars par an, ils ont accès au salon privé, « la war room ».
On leur apprend à manipuler les femmes pour qu’elles performent des actes sexuels devant une caméra, et ensuite les exploiter dans la prostitution. Par exemple, au « premier date», un homme doit exiger d’une femme qu’elle lui apporte du chocolat. Si elle s’exécute, elle est mûre pour être contrôlée.
Des hommes ayant adhéré à la plateforme Tate ont déjà commis des crimes ou été reconnus dans des dérives sectaires. Jean-Marie Corda, un ex-acteur porno a publié des vidéos où il monnayait l’accès à la « war room » de Tate. Il a des liens avec des producteurs de porno dans les pays de l’Est et a fait du management Onlyfans.
Et les proxénètes mineurs ?
Je n’ai pas fait de recherche là-dessus, mais j’ai l’imression que le côté « autoentrepreneur », homme à succès d’Andrew Tate, entraîne pas mal de changements de mentalité chez les jeunes hommes, qui ont acquis une technicité, un business model de l’exploitation des femmes et le vendent à d’autres.
Le porno est-il un outil de radicalisation vers la terreur masculiniste ?
Cela fait partie des tactiques de désensibilisation à la violence et de l’effacement de la perspective de l’autre. La pornographie est utilisée pour montrer que la violence à l’égard des femmes est normalisée et c’est un outil de cohé- sion masculine.
Le procès Mazan est très effrayant à cet égard car le salon « à son insu » (où les hommes condamnés se rencontraient sur Internet) a tous les éléments pour être classé comme un milieu de radicalisation masculiniste.
L’action collective, la normalisation des violences, la hiérarchie, avec Pélicot au sommet, la transmission de savoirs, et la création de contenus pornographiques « maison » en sont les révélateurs. Gisèle était devenue une chose dans la mise en scène de Pélicot pour sa propre pornographie, qu’il allait diffuser dans son salon pour augmenter son statut. Il n’y pas besoin d’échange d’argent pour que ce soit du proxénétisme.