Jonathan Machler est directeur de CAP international, Héma Sibi coordinatrice du plaidoyer et de l’étude « Last Girl First ». Au lendemain du congrès de Montréal qui marquait les dix ans de la Coalition pour l’abolition de la prostitution, ils font un bilan de la décennie écoulée.
¬ Propos recueillis par Sandrine Goldschmidt
NB : L’essentiel de l’interview a été réalisée avant la décision de la CEDH validant la loi française. Nous y avons ajouté début septembre la question ci-dessous.
Le 25 juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), a conforté la loi française. Est-ce un tournant majeur pour le combat abolitionniste ?
Jonathan Machler : Oui, pour plusieurs raisons. D’une part, c’est la fin d’une « lawfare », une guerre juridique contre la loi de 2016, qui a commencé par le Conseil d’État, puis le Conseil Constitutionnel puis la CEDH. Ce détournement de moyens juridiques à des fins de désinformation (nous ne croyons pas que le mouvement pro-prostitution ait sérieusement pensé gagner) a surtout eu pour but de créer un bruit négatif autour de la loi, de faire peser une menace afin de décourager l’adoption de lois abolitionnistes en Europe et d’épuiser les associations féministes et de terrain.
Désormais, l’épée de Damoclès d’une condamnation de la loi a disparu, le modèle a été validé à l’échelle européenne, ce qui pourrait permettre d’avancer dans différents pays, notamment en Espagne et en Allemagne. Cela va également permettre aux associations de se consacrer uniquement à la mise en œuvre de la loi et à l’obtention de moyens à cette fin.
Enfin, il s’agit d’une fin de non-recevoir sans équivoque vis-à-vis des arguments émis par le mouvement pro-prostitution, qui vient clore une année durant laquelle à la fois le Parlement Européen, la Rapporteure Spéciale de l’ONU sur les violences contre les femmes et les filles, et désormais la CEDH ont validé l’impact positif du modèle abolitionniste.
CAP international a 10 ans cette année : quel bilan ?
Jonathan Machler : CAP international est passée en dix ans de 9 membres fondateurs à 35 dans 28 pays. Avec au total presque 20 000 personnes en situation de prostitution sont accompagnées par les associations membres. La « communauté CAP », ce sont aussi 2 500 personnes, en comptant salarié·es et bénévoles, et un secrétariat. C’est donc une organisation importante du mouvement abolitionniste mondial.
En dix ans, CAP a beaucoup élargi son action. Elle est passée d’une action au départ très centrée sur les institutions internationales (ONU, UE), à une action élargie également au plaidoyer national. En effet, avec l’arrivée des nouveaux membres, nous avons constaté qu’il y avait un besoin d’accompagnement local de nos associations dans leur pays, où elles sont souvent isolées.
Enfin, pour élargir notre palette d’actions, nous avons recruté une responsable communication pour mieux contribuer à la bataille culturelle autour de la prostitution, mais également développer des actions spécifiques pour renforcer les liens de solidarité et l’échange de bonnes pratiques au sein de la communauté.
Le congrès a été particulièrement marqué par la parole des survivantes ?
Héma Sibi : C’était très émouvant et très fort d’avoir 40 survivantes originaires du monde entier réunies à Montréal. Elles ont ouvert le congrès par la Marche mondiale des survivantes de la prostitution, qui a rassemblé 250 personnes et était organisée directement par Space international, le plus important mouvement de survivantes.
Par ailleurs, la table-ronde d’ouverture avec des survivantes autochtones du Canada, a beaucoup impressionné et ému l’assemblée. C’était important d’ouvrir le congrès avec elles. Elles ont pu dénoncer les violences coloniales dont faisait partie intégrante la prostitution et expliquer leur sur-représentation dans ce système d’oppression. Elles ont aussi parlé du traumatisme intergénérationnel lié au colonialisme et à la perpétuation de politiques discriminatoires à leur encontre. Mais aussi des « clients » de la prostitution dont la motivation est sexiste et raciste.
La parole des survivantes est centrale dans notre plaidoyer et dans notre mouvement. Elles nous montrent la marche à suivre en tant que personnes concernées. Elles dénoncent avec courage la violence prostitutionnelle, elles sont celles qui nomment les agresseurs, que ce soient les proxénètes ou les prostitueurs.
Jonathan Machler : La présidente actuelle de CAP, Cherie Jimenez, est elle-même une survivante. Il nous tient particulièrement à cœur de soutenir le mouvement des survivantes en faisant en sorte qu’elles soient incluses dans les rendez-vous de plaidoyer, ce qui n’est pas une pratique habituelle de la part des décideurs et gouvernements. Nous y mettons beaucoup d’énergie et nous sommes souvent frustré·es du manque d’inclusion. Certains groupes de soi-disant experts de l’ONU ou du commissariat aux droits humains du Conseil de l’Europe les excluent des discussions… c’est vraiment entre la négligence et le rejet délibéré.
Quel a été le rôle et la réception de l’étude Last Girl First, sortie en 2022 ?
Héma Sibi : Notre réussite avec ce rapport, c’est d’avoir ré-ancré la lutte pour l’abolition de la prostitution dans un discours progressiste. Nous sommes parties du constat qu’il n’y avait pas d’étude sur la sur-représentation des femmes et des filles les plus marginalisées dans la prostitution. L’étude analyse les schémas historiques, politiques et sociaux qui ont façonné le système prostitutionnel dans le monde. On observe que ce sont les mêmes femmes et filles qui sont touchées par la prostitution, dans un système qui est à l’intersection de toutes les oppressions et des inégalités les plus fondamentales.
Le dernière décennie a vu une instrumentalisation des luttes féministes, antiracistes et anticapitalistes par des groupes qui souhaitent légaliser le système de la prostitution et le considèrent comme un « travail du sexe ». Last Girl First remet les choses à l’endroit en montrant que militer pour le « travail du sexe », donc pour le droit des hommes d’acheter du sexe, est un archaïsme. Cela démontre aussi que se battre contre ce système-là, c’est en réalité se battre pour les droits des femmes et des personnes racisées, et pour les droits des plus précaires et des plus défavorisées.
Jonathan Machler : L’étude a eu une influence sur l’adoption de la résolution du Parlement européen, et aussi auprès de la rapporteuse du Conseil des droits de l’homme de l’Onu, Reem Alsalem. Dans son rapport publié en juin 2024, elle décrit quasiment de manière identique à l’étude que la prostitution est à l’intersection des schémas d’oppression sexiste, raciste et de classe.
C’est une vraie reconnaissance du message que nous portons et une bouffée d’air frais, une sorte de rappel à l’ordre et de remise à jour des principes du droit onusien (voir notre dossier). En outre, ce rapport va très loin dans son élaboration inclusive, avec un travail de fond mené avec les organisations de terrain et les survivantes.
Il y a eu un appel à contribution publique sur les réseaux sociaux qui a duré plusieurs mois et a donné lieu à près de 300 contributions et des consultations avec 86 expert·es de tous les bords. Ensuite, il y a eu un travail d’analyse des contributions qui donne un rapport connecté aux réalités du terrain, aux réalités des survivantes, loin du bruit médiatique pro « travail du sexe ». Il appelle à une vraie application du droit international des droits humains. C’est un rapport transparent, inclusif et cohérent.
Par ailleurs, Reem Alsalem appelle à être très attentif à ce que les politiques anti-traite ne soient pas détournées au détriment des politiques abolitionnistes. C’est quelque chose qu’on voit beaucoup y compris en France car le cadre anti-traite est beaucoup moins exigeant pour les états, en particulier ceux qui n’ont pas envie de faire grand-chose : à la fois concernant l’accompagnement des victimes et la sanction des agresseurs.
Quel sera l’impact de ce rapport ?
Jonathan Machler : Il y a eu une belle réception du rapport par la plupart des 47 pays membres du Haut Conseil des droits de l’homme. Le fait que le rapport utilise la terminologie agréée sur la prostitution a aussi un impact très positif. Qu’une rapporteuse spéciale, dont la voix compte, explique pourquoi il faut dire prostitution et pas « travail du sexe » est majeur. Nous, les ONG devons maintenant nous en emparer dans notre plaidoyer et le diffuser largement.
Héma Sibi : Avant ce rapport, il y a eu la résolution du Parlement européen du 14 septembre 2023 sur la prostitution qui confirme son positionnement abolitionniste. Elle affirme que « le travail du sexe est une terminologie qui masque en réalité les violences inhérentes au système de la prostitution ». Elle apporte aussi un éclairage comparatif sur la situation dans les différents pays en Europe en montrant que la légalisation de la prostitution en Allemagne a eu des conséquences catastrophiques pour les droits des personnes en situation de prostitution. Et elle souligne les apports de la loi abolitionniste française.
En 2019, Israël adoptait une loi abolitionniste, c’est le dernier État en date à l’avoir fait. Quels nouveaux pays pourraient basculer vers l’abolitionnisme ?
Jonathan Machler : Il y a un terrain favorable en Europe. En Espagne, c’est très frustrant car les deux partis majoritaires (PSOE, gauche et PP, droite, NDLR) sont d’accord sur une position abolitionniste mais une rivalité politicienne ne permet pas pour l’instant le vote d’une loi. On espère qu’ils parviennent à un accord car la situation est désastreuse dans le pays. Tout dépendra aussi de la mobilisation de la société civile.
En Allemagne, quasiment la moitié de l’échiquier politique a basculé en faveur de l’abolitionnisme. En plus de la CDU-CSU (droite chrétienne-démocrate), le chancelier actuel Olaf Scholz, SPD (social-démocrate) s’est prononcé pour l’interdiction d’achat d’acte sexuel. Et si cela reste en débat au sein du SPD et des forces de gauche, on peut espérer des tentatives de faire adopter une loi abolitionniste dans les années à venir.
Enfin dans les Pays Baltes il est tout à fait raisonnable d’imaginer que des pays comme la Lituanie ou la Lettonie puissent adopter une loi abolitionniste. Dans le reste du monde, on avance aussi : un premier état des États-Unis a adopté le modèle abolitionniste l’an dernier, l’état du Maine. Dans l’état d’Australie du Sud, le modèle abolitionniste a échoué à une voix lors d’une première tentative d’adoption de la loi abolitionniste en chambre haute.
Même si les abolitionnistes ont beaucoup moins de ressources que leurs opposants, il y a plus d’états qui ont basculé vers l’abolitionnisme dans la dernière décennie que l’inverse. Cela nous donne de l’espoir.
Il y a bien sûr des déceptions comme la Belgique qui s’enfonce dans un modèle qui était déjà désastreux avec le cadeau pour les proxénètes du « contrat de travail » adopté récemment. Mais la Belgique était en fait déjà réglementariste.
Comment ça se passe là où l’extrême-droite est au pouvoir, notamment en Europe ?
Héma Sibi : Toutes nos associations membres accompagnent sur le terrain des personnes en situation de prostitution qui font partie des groupes les plus marginalisés. En Europe, les femmes migrantes représentent 70 % des personnes prostituées. Les politiques d’extrême-droite avec la préférence nationale, des idées xénophobes et racistes sont un réel obstacle pour l’action de terrain de nos associations.
Là où l’extrême-droite est au pouvoir, il y a en outre toujours des régressions en matière de droits des femmes dont bien sûr sur la prostitution. Leur discours appuie l’idée que la prostitution est un mal nécessaire pour satisfaire les besoins sexuels irrépressibles des hommes.
Jonathan Machler : Certains pays en Europe et dans le monde démontrent à quel point les politiques d’extrême-droite s’accommodent très bien de la réglementation. Par exemple, la Turquie d’Erdogan est réglementariste. Le régime turc combine une forme de moralisme religieux et conservateur avec une prostitution réglementée au prétexte que les besoins des hommes doivent être assouvis par une classe de femmes qu’on dédie à ça.
C’est la même chose dans l’Inde du premier ministre Modi. Le régime d’extrême-droite s’accommode parfaitement des gigantesques quartiers rouges qui concentrent plusieurs centaines de milliers de personnes. La prostitution réglementée y est acceptée socialement toujours sur les schémas de l’exploitation sans fin des personnes et des groupes les plus marginalisés. En Autriche, gouvernée par l’extrême-droite, il y a une longue histoire de réglementation de la prostitution. C’est aussi le cas historiquement : l’Italie fasciste était réglementariste, les régimes coloniaux l’étaient aussi.