De Saintes, aller à pied jusqu’au Sénat, à Paris. Choisir pour étapes les villes où elle a été prostituée. Être péripatéticienne, au sens philosophique[1], marcher en pensant et en militant : c’est l’exploit qu’a réalisé Rosen, co-fondatrice du mouvement des survivantes de la prostitution. 800 kms pour engager le Sénat à voter la proposition de loi sur le système prostitutionnel mais aussi donner espoir à toutes les personnes ligotées dans la prostitution et qui ne voient pas d’issue.
Marcher, c’est le plus facile
avait-elle dit en partant. Ce qui est difficile, c’est de mobiliser.
Au 12 octobre, six semaines après, Rosen a pu dire « mission accomplie ».
Partie de Saintes le 3 septembre 2014, repérable avec sa veste verte, Rosen voulait symboliquement tracer la carte de ses vingt-deux années de prostitution. Rejointe par des marcheurs au fil des sentiers (éluEs, militantEs féministes, asso- ciations – Mouvement du Nid, OLF, Zéromacho, etc.), interpellée en permanence par les médias (même russes et japonais!), elle a ainsi rejoint Rochefort, La Rochelle, Niort, Poitiers, Châteaudun, Châteauroux, Vierzon, Blois, Bourges, Orléans… des villes dont elle avait connu les salons de massage ou les bars à hôtesses. En chemin, elle a interpellé des hommes, des jeunes, des moins jeunes, des routiers, leur demandant s’ils ont été ou s’ils sont « clients ». Elle les a écoutés, leur a expliqué calmement ce qu’elle a vécu pendant les vingt-deux ans de prostitution où elle s’est sentie niée, anéantie.
De ville en ville, elle a reçu le soutien de nombreux éluEs : les maires de Blois, d’Orléans, d’Évry, des députéEs, notamment PS et EELV. Maud Olivier, rapporteure de la proposition de loi, l’a accueillie chaleureusement à Évry. Marie-George Buffet, du Parti Communiste Français, l’a assurée dès le départ de son soutien, de même que Danielle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’Égalité. Saisissant renversement de statut pour celle que son ancienne activité avait si longtemps condamnée au mépris.
Cette idée, Rosen l’avait dans la tête depuis trois ou quatre ans. Et puis son frère jumeau est décédé le 9 juillet. Je me suis dit, des fois on n’a pas le temps. C’est maintenant ou jamais.
L’immobilisme du Sénat, la disparition du grand ministère des droits des femmes ont été un déclic, mais plus encore le nombre d’appels que Rosen reçoit, maintenant qu’elle a osé s’engager publiquement : Des femmes prostituées me disent la quadrature du cercle dans laquelle elles sont enfermées. Personne n’a idée de leur détresse. Elles vivent cachées. Si elles ne lancent pas d’appels au secours, qui peut les entendre ? Quand j’entends que la loi d’abolition va mettre en danger les prostituées, je bous. Mais elles sont en danger ! Encore plus depuis quinze ans parce que leur situation ne fait qu’empirer.
Ainsi une femme, seule, mue par sa conviction, a réussi le tour de force de provoquer, autour de l’abolition de l’esclavage sexuel, un important événement politique et médiatique. Cinq cent personnes étaient là, à Paris, pour son arrivée le 12 octobre : des députées (Maud Olivier, Sandrine Mazetier) des sénatrices (Brigitte Gonthier-Maurin, Laurence Cohen), des secrétaires d’État (Pascale Boistard, Laurence Rossignol), la représentante de la maire de Paris Anne Hidalgo (Hélène Bidard), l’ex co-président du Parti de Gauche Jean-Luc Mélenchon, et des représentantEs des soixante associations d’Abolition 2012…
Mais ce qui l’a sans doute le plus émue, c’est de voir se joindre à elle d’autres « survivantes » : six femmes venues de Strasbourg – Dochka, Salematou, Ader, Sandrine, origi- naires de France, de Bulgarie, de Russie, du Nigéria, et deux femmes anonymes –, accompagnées par des militantes de la délégation du Mouvement du Nid, et trois autres femmes, venues seules lui apporter leur soutien. En voyant les survi- vantes de Strasbourg avec leur panneau « On marche avec Rosen », celle-ci a fondu en larmes. Dans le livret qu’elles lui ont remis, elles disent la peur, si elles parlent en public, de mettre en difficulté leur famille, leurs enfants, et leur détresse de se sentir condamnées à vie
.
Elles décrivent les pleurs, la peur, les envies suicidaires, et disent leur espoir de voir une loi améliorer le sort des personnes en situation de prostitution. Voter la loi pour la pénalisation des clients, c’est protéger nos enfants. La société doit permettre d’avoir les moyens d’en sortir sans avoir besoin de l’argent des clients
, écrivent-elles.
Pour la première fois, poussées par le charisme de la marcheuse, ces femmes ont trouvé le courage de monter sur l’estrade et même de se montrer, malgré les caméras, à visage découvert (non sans avoir débattu d’abord pour décider si elles porteraient ou non un masque). Une des multiples victoires remportée, au terme de ce marathon abolitionniste, par une Rosen résolue à ne pas s’arrêter en si bon chemin, et qui attend de pied ferme les sénateurs sur les sentiers de l’abolition…