Caen. À l’arrière des camionnettes, la traite d’êtres humains

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Derrière l’aspect folklorique des camionnettes stationnées sur la Presqu’île de Caen, se cache une réalité bien plus sombre.

Les jeunes femmes qui s’y prostituent sont victimes de réseaux tentaculaires, aux ramifications mondialisées. Explications sur un phénomène sans fin.

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Un trafic à l’échelle mondiale

Il est fini le temps où les prostituées retapaient le client en se faisant offrir un verre dans les “bars à bouchons”, parfois avec la complicité plus ou moins active du patron. Elles “travaillaient” alors pour leur propre compte, voire pour celui de leur “julot”. L’image d’Epinal a jauni et le visage de la prostitution a bien changé, à Caen comme ailleurs, depuis de nombreuses années. De la place Saint-Sauveur et ses rues adjacentes, le phénomène s’est déplacé Cours Montalivet, puis sur la Presqu’île. On peut dater cette évolution de la chute du Mur de Berlin, précise Thierry Profit, membre de la délégation calvadosienne du Mouvement du Nid, une association de lutte contre le système prostitutionnel. Après 1989, avec l’effondrement du bloc communiste, les filles de l’Est ont envahi les trottoirs de l’Ouest. Les réseaux mafieux, notamment en provenance de Roumanie, se sont emparés du phénomène. Dans le jargon policier, on ne parle plus de prostitution ni même de proxénétisme, mais de traite des êtres humains, à des fins d’exploitation sexuelle, confirme le commissaire William Hippert, chef de l’antenne de police judiciaire de Caen. Il s’agit de marchandisation du corps humain. Les filles appartiennent à des réseaux, qui gèrent complètement leur existence. Nous les considérons comme des victimes. Inutile de préciser qu’elles ne tirent aucun bénéfice de la prostitution et vivent la plupart du temps dans des conditions extrêmement précaires. Pourtant, le trafic d’êtres humains générerait, selon un rapport de l’Office des nations unies contre la drogue et le crime, 32 milliards de dollars chaque année, dans le monde. A l’échelle européenne, cette “économie” engendrerait 3 milliards de dollars de bénéfice pour ceux qui en tirent les ficelles.

A Caen, Roumaines et Nigérianes

L’urbanisation constitue-t-elle une arme contre l’exploitation sexuelle des femmes ou ne fait-elle que repousser le problème plus loin, en périphérie de la ville, dans de sombres recoins ? Le débat est vaste mais toujours est-il que les camionnettes ont déserté les abords de la gare et le cours Montalivet quand le nouveau quartier des Rives de l’Orne est sorti de terre, voilà deux ans. Elles se sont d’abord stationnées le long du bassin de Calix, dans le port, avant d’être à nouveau déplacées, cours Caffarelli ou dans les ruelles adjacentes de la Presqu’île. Certaines n’hésitent pas à installer leur camionnette au …, remarque Nicole Gauer, la déléguée départementale du Mouvement du Nid. Ce sont des endroits très sombres, et donc très dangereux.

Le Mouvement du Nid estime à environ 150 le nombre de prostituées sur la place de Caen. A 98 % des Africaines, et notamment des Nigérianes, ainsi que quelques Roumaines, précise Thierry Profit. Ce chiffre est en baisse depuis le “coup de filet” opéré mi-octobre par la police judiciaire, dans le cadre d’une enquête diligentée par la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Rennes). Les hommes de la PJ caennaise, agissant de concert avec l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCTREH), avaient interpellé quatre femmes et deux hommes dans différents quartiers de Caen. Soupçonnées d’animer un réseau, ces personnes ont été écrouées à l’issue de leur garde à vue, tout comme deux autres, arrêtées en même temps en Seine-Saint-Denis et en Allemagne. Comme il n’y a plus de proxénètes, il n’y a quasiment plus de Nigérianes, observe le commissaire Hippert. D’autant que ces arrestations faisaient suite à deux autres vagues d’interpellations. En mai, c’est déjà une filière nigériane qui avait été démantelée, tandis qu’un réseau roumain avait été stoppé en juin. Actuellement, de jeunes Camerounaises seraient en train de s’approprier le territoire laissé libre. Chaque filière possède sa manière de fonctionner, bien distincte.

Les Roumaines, pilotées à distance

Les prostituées roumaines avaient quasiment quitté les trottoirs de Caen depuis le dénouement de l’enquête de la PJ, en juin dernier, mais quelques nouvelles sont arrivées récemment. Souvent très jeunes, parfois même mineures, elles arpentent les quais de l’Orne, côté Presqu’île, et poireautent au rond-point, après le pont de l’Ecluse, dans l’attente d’une voiture qui ralentirait. Outre le fait qu’ils sont dirigés par des hommes, la particularité des réseaux roumains est qu’ils sont gérés directement depuis les Carpates. Souvent, les chefs du réseau nomment une référente sur place, une femme qui s’occupe des autres. C’est elle qui est chargée de trouver un appartement qui hébergera plusieurs filles, de faire les courses, mais aussi de faire parvenir l’argent récolté aux chefs, en Roumanie. Elles utilisent tout simplement le système des mandats cash, ou Western Union, explique le commissaire Hippert. Un homme de paille récupère l’argent en Roumanie pour le reverser aux chefs. Il arrive, de temps en temps, qu’un client tombé amoureux d’une fille (ou particulièrement nigaud), prête son nom pour envoyer les mandats à Bucarest, en échange d’une faveur gratuite. Si on arrive à prouver qu’il est intéresser à la démarche, d’une manière ou d’une autre, ce client devient complice de proxénétisme, prévient le chef de la PJ caennaise.

La Roumanie faisant partie de l’ »Espace Schengen », qui garantit la libre circulation de ses ressortissants à l’intérieur de ses frontières, les référentes sont fréquemment rappelées sur les rives de la mer Noire, pour faire leur rapport. Si le chiffre d’affaires n’est pas à la hauteur des espérances des dirigeants, les représailles peuvent être très violentes, pour les filles ou leur famille, sur place. La concurrence est très féroce. On a déjà vu, à Caen, des bagarres entre Roumaines, pour la défense d’un bout de trottoir. Pour la même raison, les filières sont très mouvantes et les filles peuvent être déménagées d’un jour à l’autre, d’une ville d’Europe à une autre. La difficulté est d’interpeller les proxénètes dans leur pays. Heureusement, la coopération avec les autorités roumaines est très bonne, se félicite le commissaire Hippert. Au printemps, des policiers caennais s’étaient rendu en Roumanie pour arrêter deux frères et une intermédiaire, qui dirigeaient le réseau caennais.

Camionnettes, magie noire et hawala

Ce sont elles les plus nombreuses à Caen, et les plus visibles : elles officient dans les célèbres camionnettes, sur la Presqu’île. Toutes originaires de Benin City, une ville d’un million d’habitants située au sud du pays, ces jeunes femmes d’une vingtaine d’années ont été achetées à leur famille par une “Mama”. On leur fait croire qu’elles auront une vie meilleure en Europe. Elles espèrent trouver un travail et ainsi faire vivre leur famille. En guise d’Eldorado, c’est en enfer qu’elles débarquent, dès leur arrivée à l’aéroport. Les passeurs qui ont réussi à leur obtenir un droit d’asile, grâce à de faux documents d’identité, leur confisquent leur passeport avant de les remettre à la “Mama”. Celle-ci leur fait comprendre que le trajet n’est pas gratuit. Pour rembourser leur dette, souvent de 60 à 80.000 euros, les jeunes Nigérianes doivent se mettre au volant d’une camionnette. Parfois, elles y vivent à plusieurs, dans des conditions d’hygiène et de sécurité indignes.

Le compagnon de la “Mama” est l’homme à tout faire du réseau. C’est lui qui prend en charge les démarches administratives : il demande des titres de séjour provisoires ; remplit les dossiers de demandes d’aides sociales, sous de faux noms bien sùr. C’est lui encore qui déniche boîtes postales dans une association d’aide aux personnes en difficulté ou sous-location chez un bailleur social. Le mois dernier, les “Mamas” avaient été interpellées dans des appartements de la Guérinière et de la Grâce-de-Dieu qui hébergeaient plusieurs filles.

Si ça ne suffisait pas, pour asseoir encore plus leur emprise sur les jeunes femmes, les “Mamas” les effraient au cours d’une cérémonie de magie noire, le “ju-ju”, très présent au Nigéria. On leur prélève des cheveux, de la sueur, du sang…Si elles n’obéissent pas, le “ju-ju” menace leur famille, et peut même les tuer. “En mai, nous avons retrouvé des sacs contenant des prélèvements effectués lors de cérémonies de “ju-ju”, dévoile le commissaire Hippert.

Comme pour les réseaux roumains, les gains générés par les filières nigérianes repartent intégralement au pays. De manière invisible. Ils utilisent le système traditionnel de l’hawala, qui fonctionne en réseau, explique le policier caennais. La “Mama” remet une somme, par exemple 10.000 euros, à un “halawadar”, un agent du réseau. Celui-ci blanchit l’argent en achetant par exemple de vieilles voitures d’occasion. Dans le même temps, au Nigeria, un autre “halawadar” remet la même somme, dans la monnaie locale (en prenant une petite commission au passage), à la famille de la “Mama”. Le premier “halawadar” remboursera ensuite le second en lui faisant parvenir les voitures d’occasion que celui-ci revendra à son tour. C’est un système de compensation de dettes qui ne laisse aucune trace. A Benin City, de nombreuses habitations et/ou véhicules auraient été financés de cette manière. Grâce à l’exploitation sexuelle de jeunes femmes dans des camionnettes, à Caen.