Qui peut le mieux s’exprimer à propos du système prostitutionnel, sinon les personnes prostituées elles-mêmes ? La réalisatrice québécoise Ève Lamont, riche de leur apport et leur complicité
, fait fructifier leurs témoignages – 75 femmes rencontrées au fil d’une enquête de plusieurs années – dans L’Imposture, un documentaire choral inoubliable.
marché du sexeentre
adultes consentants,
un métier comme un autre, voire l’exercice d’une liberté sexuelle profitable… aux femmes : la liste est longue des euphémismes faussement subversifs, mobilisés pour la défense du système prostitutionnel, et qui n’ont d’autre but que sa perpétuation ; qui sont autant de prétextes pour justifier le droit de certains hommes à faire main basse sur le corps de femmes corvéables sexuellement. Voici pour
l’imposturedu titre, l’imposture qui sert commodément à esquiver les questions fécondes : pourquoi le
droitd’être prostitueur n’est-il jamais questionné ? Pourquoi tant de personnes prostituées, indépendamment de leur voie d’entrée dans la prostitution, souhaitent désespérement en sortir, sans que rien ou presque ne soit fait – au Québec, en France et ailleurs… – pour le leur permettre ? Le travail d’Ève Lamont ne fournit pas un prêt-à-penser sur la prostitution. Elle invite au contraire une dizaine de femmes à vivre sous l’œil de sa caméra : l’une peint, l’autre coiffe, une autre déambule dans les couloirs de son école… toutes investissent un quotidien arraché hors de la prostitution ; cette proximité complice (que l’on devine acquise en récompense d’un long travail de la cinéaste) ouvre grand les yeux et les oreilles des spectateurs. À quelques rares exceptions près, tout le documentaire est une tribune offerte à des femmes ayant vécu dans le système prostitutionnel des expériences variées : l’occasion inédite d’un discours enfin débaillonné. Et sans fioritures. La prostitution ?
Un viol continuel, on accepte de se faire payer pour être violée; Les violences incessantes des « clients », payer donne tous les droits (
puisqu’ils payent plus, tu dois en faire plus), particulièrement celui de se venger sur autrui de ses échecs et défaillances personnels… Elles racontent comment les prostitueurs tirent profit des situations de faiblesse qu’ils repèrent : les clients de la rue sont tout aussi violents que les clients du bordel, mais il est
plus difficile de négocier avec eux, ils pensent que tu dois te contenter de peu, puisque tu es dans la rue, c’est que tu es désespérée. La violence des clients et des proxénètes s’inscrit bien souvent dans une continuité, celle de l’inceste et des agressions sexuelles subies dès l’enfance. Sans jamais tomber dans le misérabilisme, les témoignages sont acérés par le recul et la lucidité qui animent ces survivantes. Elles n’ont rien à prouver, seulement elles refusent désormais
d’être jugées, elles exigent
le respect, après n’avoir eu d’autre valeur aux yeux d’autrui que celle
d’objet sexuel. Leurs convictions ont une force d’évocation extraordinaire, et même vertigineuse, lorsque l’on suit l’une d’entre elles poursuivre cette inlassable quête de parole en faisant témoigner à son tour d’autres personnes prostituées, au sein du centre d’accueil Projet intervention prostitution de Québec. Quel accueil est réservé à ces femmes en lutte ? La police, loin de représenter un secours, est vécue comme un nouvel agresseur. Les dispositifs de l’accompagnement social sont quasi-inexistants. La brève interview d’une travailleuse sociale permet de mettre en balance les moyens dérisoires mis en œuvre pour la protection des personnes prostituées, et la véritable machine de guerre de « l’industrie du sexe ». Le proxénétisme, organisé en gangs criminels, est performant : il lamine ses victimes en organisant notamment leur déplacement de ville en ville — une traite intérieure souvent passée sous silence — et ne dédaigne pas le marketing : selon les lubies des prostitueurs, les proxénètes raflent prioritairement des femmes de plus en plus jeunes et d’un type ethnique – noires, asiatiques, aborigènes – devenu à la mode sur le « marché ». Des manœuvres facilitées par la complaisance de la société toute entière, qui produit une imagerie sexy et glamour de la prostitution rebaptisée « escorting » ou en tire des profits dérivés – que l’on songe aux recettes publicitaires des annonces proxénètes, dont bénéficient les journaux. Et lorsque les survivantes de la prostitution s’efforcent de reprendre leur place légitime au sein de la société, elles rencontrent parfois le mépris et les médisances. Le déni des violences qu’elles ont subies interdit la mise en œuvre d’une prise en charge à la hauteur, notamment dans le domaine de la santé et face aux troubles psychiques résultant des traumatismes endurés.
Tout ce que je sais sur la prostitution, confie Rose Dufour, qui anime l’association La maison de MartheLa [Maison de Marthe travaille à l’accompagnement des personnes prostituées et à l’information sur le système prostitutionnel. Rose Dufour est anthropologue, nous avions recensé dans un précédent numéro de Prostitution et Société son ouvrage [] .]],
ce sont les personnes prostituées qui me l’ont enseigné. Pourvu que cette attitude – écouter les premières intéressées – se répande parmi les acteurs sociaux et les pouvoirs publics. Le documentaire d’Ève Lamont est salutaire, en ce qu’il contribue à faire entendre les voix de ces femmes, qui proclament :
On est fortes. Qu’elles soient enfin entendues !