Elles crèvent, littéralement, d’être enfermées dans un no man’s land, de devoir se taire à cause de la honte et de la culpabilité.
Psychiatre psycho-traumatologue, responsable de l’antenne 92 de l’Institut de victimologie, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, Muriel Salmona reçoit des victimes – et des auteurs – de violences, notamment sexuelles. Elle décrit les conséquences de ces violences, parmi lesquelles la prostitution, et les étapes de la reconstruction.
–Recevez-vous des personnes prostituées ?
J’ai quelques patientes qui ont connu des situations de prostitution. Au moins une dizaine.
Un bon pourcentage sont entrées dans la prostitution dans le cadre de leur couple ; plus souvent du fait de manipulations psychologiques que de violences physiques.
– Les conséquences vous semblent-elles identiques ou pas avec celles d’autres victimes de violences sexuelles ?
Les violences sexuelles à répétition sont les violences qui occasionnent les psycho-traumatismes les plus graves. Il y a une violence spécifique de la prostitution.
Les personnes qui l’ont subie connaissent une perte de repères, des conséquences sur l’image de soi encore plus catastrophiques que la moyenne : un grand mépris de soi-même, une identification au regard de tout un chacun, le sentiment de n’avoir aucune valeur.
Elles vivent des conduites dissociantes, des conduites à risque ou auto-agressives. La dissociation prend une place énorme. Pour résister, elles mettent en place une anesthésie émotionnelle. Elles peuvent alors être n’importe qui, jouer n’importe quel rôle. Cette anesthésie peut dans un premier temps générer un sentiment de toute puissance mais il est vite suivi d’une perdition : je suis un vide monstrueux, j’ai disparu. Elles ne se retrouvent plus.
Nous sommes là pour leur dire qu’elles existent et les aider à savoir qui elles sont. Ce qui est frappant chez elles, c’est leur immense besoin de témoigner. Pouvoir parler leur apporte déjà un soulagement énorme. Elles crèvent, littéralement, d’être enfermées dans un no man’s land, de devoir se taire à cause de la honte et de la culpabilité.
– Quelles étapes faut-il franchir pour parvenir à la reconstruction ?
Comme pour toutes les victimes de violences, ce qui est déterminant pour elles, c’est de leur permettre de faire des liens avec leur vécu, avec leur enfance, avec les violences subies auparavant ; de faire de leur parcours une lecture cohérente et authentique, de le rendre compréhensible.
Il faut les amener à percevoir l’engrenage, à savoir que ce n’est pas elles qui ont fait n’importe quoi, qu’elles ont été confrontées à des personnes qui avaient envers elles une démarche de destruction ; à comprendre ce qu’elles sont, elles, et ce qui a été plaqué par d’autres ; remonter les scénarios depuis la petite enfance. Tout ce qui est lié à la mémoire traumatique.
Il est important qu’elles puissent séparer leur être et les conséquences de ce qu’elles ont vécu. Qu’elles trient le bon grain de l’ivraie. Elles ont subi des dépôts successifs. Elles sont bien là, mais recroquevillées ; il faut leur redonner de la place, enlever l’encombrement, les aider à retrouver ce qu’elles sont et ce qu’elles veulent devenir. Elles ont un grand pouvoir d’auto réparation.
– Un parcours douloureux ?
Il y a beaucoup de choses à dénouer ; c’est un travail qui paraît monstrueux au début mais peu à peu, le fil se déroule. Elles font le travail elles-mêmes.
Nous, thérapeutes, sommes les révélateurs, les accélérateurs de réactions, les témoins.
C’est frappant de voir à quel point il existe des liens dans leur parcours mais ces liens sont invisibles pour la personne qui les vit. L’élément clé, pour elles, c’est la reconnaissance de la souffrance, de l’anesthésie émotionnelle. Une jeune fille est venue à ma consultation en me disant, toute fière, je suis une bombe sexuelle
. Je lui ai demandé comment elle vivait réellement une fois seule chez elle, ou la nuit. Elle m’a dit : je me douche sans arrêt, et je pleure.
On démarre sur cette souffrance ; il faut d’abord les remettre en sécurité ; sinon la dissociation réapparaît et rebrouille les cartes. Ce n’est pas un parcours facile. Il y a des blessures ; des mines ; parfois on met le pied dessus… Je pense à une femme, prostituée, qui s’est écroulée : tout ce que je pensais, l’impression que j’avais d’être exceptionnelle parce que je pouvais faire tout ça !
C’est un effondrement mais cet effondrement permet de se reconstruire. Elles comprennent qu’elles ont été impuissantes, mais que c’est normal ; qu’elles ont été abandonnées. En tant que passeur, je les sors de cet abandon et leur transmets la capacité de sortir des représentations erronées.
– Comment viennent-elles à la consultation ?
Elles nous sont souvent adressées pour d’autres raisons et ne viennent pas de prime abord pour aborder leur situation de prostitution. Elles peuvent venir d’intermédiaires comme l’AVFT, Association contre les violences faites aux femmes au travail, par exemple de jeunes femmes qui ont travaillé dans le milieu du spectacle, qui ont subi des violences sexuelles dans ce cadre et qui ont entamé une procédure. Dans nos consultations gratuites et anonymes, les personnes qui viennent sont en souffrance et sentent qu’elles peuvent parler. Il y a aussi toutes celles qui passent par les Espaces Jeunes, ou qui nous sont envoyées par le Mouvement du Nid ou d’autres associations.
– Quels sont les besoins réels en matière de structures ?
Les consultations gratuites et anonymes sont très importantes ; ce sont des dispositifs non ciblés psychiatrie ni même psychothérapie qui permettent un engagement suffisamment léger. A Romainville, à la consultation gratuite, les femmes maghrébines et africaines constituent 90% des personnes que nous recevons. Quand elles viennent au CMS (Centre médical de santé), ou au CCAF, leurs maris ne voient que le côté action sociale ; or, elles peuvent trouver là un vrai soutien face aux situations de violence qu’elles vivent.
Je rêverais de centres fixes mais aussi itinérants – j’ai d’ailleurs fait une proposition de consultation itinérante sur le 92 – pour cibler une population que nous n’atteignons jamais, notamment ces jeunes femmes maghrébines ou africaines. Ces centres médicaux de santé pour les violences seraient des lieux de prise en charge chaleureux, où prendre un café, se sentir en sécurité avec des équipes formées : un généraliste, une gynécologue, un kiné…
Actuellement, je travaille ainsi avec une kiné qui pratique l’intégration au niveau corporel par le massage. Ces consultations gratuites sont un lieu essentiel. J’accorde aux gens le temps qu’il faut. Parfois un groupe de parole se constitue dans la salle d’attente. Il y a beaucoup d’échanges, de contacts, c’est très convivial. Mais j’ai énormément de demandes auxquelles je ne peux pas répondre. Je m’efforce de prendre les situations les plus dramatiques.
– Ces centres ne seraient pas spécialisés sur telle ou telle violence ?
Ces centres doivent être ouverts à l’ensemble des violences. Il faut tout faire tenir ensemble, en finir avec le cloisonnement violences conjugales – prostitution – viol – inceste, mariages forcés, etc…
Il y a une communauté de vécu, de situations d’abandon, de stratégies de survie.
Il est temps aussi de démonter la mystification, l’imposture dans laquelle nous vivons sur la sexualité. En parlant de sexualité, on ne parle aujourd’hui que de violences et de réactions à la violence. Les hommes aussi peuvent évoluer sur cette question ; et être les premiers à juger que c’est bénéfique.
Il faut sortir de ces parasitages monstrueux qui nous font confondre désir et excitation traumatique. Certains hommes qui croient désirer ne vivent en fait que des symptômes psychotraumatiques, un mal être qui les pousse à s’anesthésier dans des conduites addictives. C’est l’équivalent de la conduite du toxicomane. Ce qu’ils vivent n’est pas du désir mais une excitation liée à un stress. Et l’orgasme est un shoot obtenu en exerçant des violences.
– Recevez-vous aussi des hommes ?
J’ai des patients hommes. Certains avaient des fantasmes monstrueux qui les poussaient vers des conduites à risques de toutes sortes. Ils en sont sortis et disent leur soulagement. Je reçois des jeunes en réparation pénale, des gamins de 14 ans qui ont commis des actes graves. J’explique au juge des enfants l’engrenage, la dépendance à la pornographie. L’un de ces jeunes garçons a été jugé récemment ; Il sortait tout droit d’Orange mécanique[[Film de Stanley Kubrick, 1971.]]. Totalement anesthésié, endurci. L’agresseur en effet recherche l’anesthésie émotionnelle pour ne pas être confronté aux actes qu’il a commis. Eh bien ce jeune garçon a radicalement changé sa vision des choses. Il m’a dit qu’il était retourné sur un site porno et que cela l’avait dégoûté. Dans le travail que nous avons entrepris, il a commencé par avoir des idées suicidaires puis il a remis ses actes dans leur contexte, dans son histoire de vie ; l’engrenage a pris sens et il a pu se réconcilier avec la partie saine de lui-même.
Je suis heureuse de ce résultat. Sans cette prise en charge, j’ai la conviction qu’il aurait récidivé. J’ai d’autres patients qui sont sortis de ces conduites violentes et m’ont parlé de leur bonheur. Cette violence dans la sexualité rend tout le monde malheureux : les hommes comme les femmes, car les agresseurs non plus ne sont pas heureux. Tout le monde est mystifié. Malheureusement, au plan politique, on ne va pas dans ce sens ; on est dans une conception inhumaine des personnes.
– Avez-vous tout de même le sentiment d’une prise de conscience ?
Je fais des formations dans toute la France et je me sens de mieux en mieux entendue. Même par les personnels de police; je n’entends plus de propos déplacés. Je forme notamment des médecins aux violences sexuelles dans le cadre de la formation continue. Ils sont de plus en plus demandeurs et se disent fatigués des discours lamentables de certains sexologues. J’ai aussi des patients ados qui me disent à quel point ils n’en peuvent plus de cette pression sexualisée omniprésente dans les médias. Ils expriment une indigestion incroyable. Ils ont besoin d’en sortir… à condition que ce ne soit pas par la burqa. Les choses sont en train de changer. J’y crois. Mais il est vrai qu’il reste un travail énorme à faire, notamment sur les fausses représentations qui pourrissent notre perception de la prostitution. Récemment, un violeur de prostituées asiatiques a été libéré parce que le tribunal a refusé de s’occuper de problèmes commerciaux
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Le psychotraumatisme, une définition
On peut définir le psychotraumatisme comme l’ensemble des troubles psychiques immédiats, post-immédiats puis chroniques se développant chez une personne après un événement traumatique ayant menacé son intégrité physique et/ou psychique.
Ces troubles peuvent s’installer durant des mois, des années voire toute une vie en l’absence de prise en charge ; ils entraînent une grande souffrance morale liée à des réminiscences (mémoire traumatique) avec la mise en place de conduites d’évitement (pour y échapper : phobies, retrait), des conduites d’hypervigilance pour tenter de les contrôler et des conduites dissociantes pour tenter de les auto-traiter (conduites à risque et conduites addictives anesthésiantes).
Le mécanisme de la dissociation
Pour résister et survivre, les victimes de violences mettent en place – ou plutôt leur cerveau met en place – des mécanismes neuro-biologiques qui produisent une anesthésie émotionnelle. Face à une réponse émotionnelle et un stress dépassés, comme lors d’un survoltage d’un circuit électrique, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel grâce à la production de drogues dures, ce qui produit une dissociation et une extinction des émotions.
Cette disjonction du circuit émotionnel permet une extinction du stress et une anesthésie émotionnelle, et fait disparaître le risque vital du survoltage, mais elle produit des altérations de la conscience et des troubles de la mémoire émotionnelle. En plus des conséquences immédiates, cette disjonction a de nombreuses conséquences à distance sur le fonctionnement psychique des victimes, et entraîne des troubles psychiques et des souffrances mentales, tout comme des fractures peuvent entraîner des troubles de la locomotion et des douleurs.
Pour échapper à ces troubles et à ces souffrances, les victimes seront obligées d’élaborer des stratégies de survie, d’adaptation et de défense, stratégies d’autant plus coùteuses et délétères qu’elles se retrouvent seules, à devoir se soigner sans aucune aide médicale spécialisée pour les traiter.