La délégation du Haut-Rhin, très touchée lors du premier confinement (à cause d’un couvre-feu et de la fermeture de la Banque Alimentaire), a fait face au reconfinement avec d’autant plus d’inquiétude. Toute l’équipe est mobilisée pour que les efforts des femmes accompagnées ne soient pas définitivement mis à mal par la situation sanitaire. Investie dans la délégation depuis de longues années, Karine raconte le quotidien de l’accompagnement social en temps de COVID-19. Une lutte de chaque seconde…
« Le premier confinement, on a tenu, explique Karine. Avec des liens téléphoniques permanents, des distributions de chèques service ou de produits de première nécessité qui permettaient de se voir, même de loin. Ce second confinement est plus dur : d’abord à cause de la saison. Avec les jours plus courts, les femmes ne sortent pas le soir. Si elles viennent à la délégation, c’est pour en repartir à 16 h. Beaucoup sont sans papiers. Elles ne voient plus personne. Nous payons les recharges de téléphone qui sont leur dernier lien. L’absence de convivialité est très éprouvante pour elles. L’une m’a dit aujourd’hui : « J’aurais besoin de te prendre dans mes bras » ».
Que se passera-t-il à Noël ?
L’incertitude pour la fin de l’année est grande. Pourra-t-on se réunir comme d’habitude ? Après les annonces d’Emmanuel Macron, on sait désormais que ce ne sera pas possible. Une grande perte pour la délégation et les personnes accompagnées.
Karine raconte : « Chaque année, nous organisons une fête. Toutes préparent un plat et se font jolies. Elles reçoivent de petits cadeaux, on rit, on mange, on danse. « Le Nid, c’est notre famille », elles le disent toutes. Tout ce qui est fait avec elles pour qu’elles tiennent debout, tous les projets, tout ce qui peut ranimer les étincelles de vie, tout est en train de s’écrouler ».
Une nouvelle organisation
La délégation a actuellement une file active d’une quinzaine de personnes, surtout des femmes d’origine africaine et d’Europe de l’Est accompagnées de manière continue ; d’autres viennent pour des problèmes ponctuels, d’autres contactent l’équipe par téléphone. Le confinement rend nécessaire une autre organisation.
« Le confinement pèse sur elles, il pèse sur nous », explique Karine. « Certaines personnes de l’équipe restent davantage chez elles ; notre sophrologue a dû arrêter après une seule séance. L’impact est lourd sur les associations. Or, nous sommes un lien social majeur. Vital. Les femmes sont reçues sur rendez-vous : ce matin, j’en ai vu quatre, cet après-midi deux. Mais comme je ne suis là en présentiel que deux jours par semaine, je suis obligée de regrouper et de les recevoir l’une après l’autre. C’est beaucoup de problèmes administratifs à régler et c’est usant.
Notre rôle de soutien est primordial. Certaines, que nous avons accompagnées pour leur sortie de prostitution, reviennent nous voir quinze ans après, parfois plus ! Dès que quelque chose ne va pas ou qu’elles perdent leur travail, l’asso est le recours évident. Elles ont des problématiques très lourdes, et donc des blessures qui peuvent se réveiller dans ces périodes éprouvantes. Chez nous, la porte est toujours ouverte, nous ne mettons jamais le mot « Fin » sur un accompagnement. »
Des projets stoppés net
Avec le déconfinement, la délégation avait commencé à mettre en place de nombreux projets, et obtenu des crédits de la déléguée aux droits des femmes Dominique Ringer, pour des ateliers de taï-chi / Qi-gong adapté, d’art thérapie, d’art plastique, de couture… Tout a du s’arrêter.
« Un seul de nos projets a pu être mené, avec la Kunsthalle1, avant le reconfinement ; une découverte de l’art pour des personnes éloignées du monde culturel. Des femmes que nous accompagnons ont pu passer cinq matinées dans une expo sur le fil (Mulhouse est une ancienne ville textile), créer un foulard avec une plasticienne (le coton leur a été donné par le Musée de l’impression sur étoffes), coudre des ourlets lors de l’atelier couture, peindre les tissus, les broder, inscrire dessus les mots qu’elles ont choisi (liberté, oppression…). Avec la professeure de taï-chi, elles ont fait de l’expression corporelle sous forme de danse avec leurs foulards. Le spectacle final, en présence de personnes qu’elles avaient invitées (partenaires, parentèle) juste avant le reconfinement, a été extrêmement émouvant. Et nous étions reparties sur un très beau projet de danse avec une chorégraphe parisienne qui veut travailler avec des femmes victimes de violences. Il est reporté à février. Si tout va bien.
Tout le reste a été stoppé en vol. Plus de cuisine, plus de cours de français. Elles sont toutes du même avis : « On peut tenir quatre semaines, mais si ça dure on ne pourra pas. » Suite à notre déménagement, et grâce à notre cour privative, nous avions commencé le jardinage. Une de nos bénévoles a organisé des ateliers plantations et les femmes ont pu récolter des tomates, des concombres et des haricots. Nous voudrions par la suite installer de grands bacs. Elles aiment énormément ce qu’elles peuvent voir et toucher, par exemple les ateliers couture qui leur permettent de réaliser des masques, des pochettes, des vêtements, et bien sûr les ateliers cuisine.
C’est dur. Il va falloir inventer. Heureusement, on a l’habitude… J’ai l’intention d’organiser des rencontres de deux personnes à la fois (on se tiendra à deux mètres de distance) pour qu’elles puissent se voir, se parler ; mais autour d’une activité. Je pense à la fabrication d’enveloppes, une idée venue d’une personne rencontrée pendant notre expérience chorégraphique et qui réalise des splendeurs ».
Défis quotidiens en plus du confinement
Confinement ou pas, la vie de la délégation continue avec les difficultés habituelles, qui sont de véritables défis quotidiens.
« Cette semaine », raconte Karine, « au moment d’accompagner un jeune brésilien au commissariat pour qu’il dépose plainte contre son proxénète, j’ai encore dû me battre avant d’obtenir gain de cause. On nous proposait un accueil sans aucune précaution, aucune confidentialité. Récemment, nous avons aussi du signaler la disparition inquiétante d’une jeune femme africaine sans papiers, en pleine décompensation, qui ne cessait de nous dire qu’elle allait mourir.
Nous avons ratissé pendant des heures un quartier de la ZUP. Par chance, une policière a pris l’affaire au sérieux et la jeune femme a pu être retrouvée deux jours plus tard. Ce matin, dès 9h, la gendarmerie m’appelait pour une jeune fille de 21 ans, prostituée, droguée, qui avait appelé SOS Amitié et disait vouloir se suicider. Nous apparaissons un peu comme le recours magique. Mais avec quels moyens ? En pareil cas, il faut une réponse tout de suite. Sinon c’est dramatique. J’ai appelé le 115, débordé, encore plus actuellement. Grâce à notre partenariat depuis des décennies, j’ai pu obtenir pour elle une chambre d’hôtel. C’est au moins une bonne nouvelle et un soulagement immense puisque j’ai RV avec cette jeune fille demain. Nous avons aussi à gérer les OQTF (Obligations de quitter le territoire français). Pendant le confinement, la police a pour mission de multiplier les contrôles ; il faut présenter l’attestation mais aussi des papiers. Deux hommes que nous suivons ont été envoyés en centre de rétention. Quel sens peut bien avoir une pareille mesure ? »
Travail d’équipe et liens chaleureux
Quoi qu’il arrive, la délégation est et restera un lieu ressource. Avec un vrai travail d’équipe. Quatre ou cinq personnes sont actives très régulièrement dans la délégation. Les distributions de chèques services, les aides financières ponctuelles sont faites alternativement par les uns·es et les autres.
« Au bout du compte, nous tenons grâce aux femmes mais aussi grâce aux liens chaleureux que nous entretenons avec d’autres associations, conclut Karine. Je pense aux Dames de Coeur qui organisent des vide dressing et versent le fruit des ventes à des associations ; la délégation de Mulhouse en a bénéficié deux fois et de plus, notre public a aussi eu l’opportunité de choisir gratuitement les vêtements dont il avait besoin. C’est l’une d’entre elles qui nous a déniché un local plus grand.
Ce que nous vivons est éprouvant. Mais je reste stupéfaite tous les jours de voir les ressources des femmes que nous accueillons. Malgré tout ce qu’elles ont subi, leur énergie de vie est sans limites. Elles sont capables de rire, de danser, de chanter, quelle que soit la situation. Parfois, je me dis qu’à leur place, je serais déjà morte. »
1 Centre d’art contemporain de Mulhouse