Deux ou trois choses que je sais d’elle

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Pour Jean-Luc Godard, la prostitution est un des grands sujets du cinéma dans la mesure où c’est le modèle réduit de l’ensemble des rapports sociaux dans les sociétés capitalistes. La prostitution, dite occasionnelle, dans les grands ensembles y est traitée de manière quasiment sociologique. Un film presque étendard pour notre revue tant l’articulation entre prostitution et société y est magnifiquement démontrée.

Au départ de mon film, il y a une enquête parue dans le Nouvel Observateur[[Une enquête de Catherine Vimenet sur la prostitution occasionnelle dans les grands ensembles, Nouvel Observateur, 29 mars et 10 mai 1966.]]. Or cette enquête rejoignait l’une de mes idées les plus enracinées. L’idée que pour vivre dans la société parisienne d’aujourd’hui, on est forcé, à quel que niveau que ce soit, à quel que échelon que ce soit, de se prostituer d’une manière ou d’une autre…

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Ainsi que le souligne le critique de cinéma, Alain Bergala, la lecture de cette enquête va être décisive en ce qu’elle constitue le maillon qui lui manquait : adapter la nouvelle de Maupassant, Le Signe[[Le scénario initial du film intitulé Avec le sourire, basé sur la nouvelle de Maupassant, retrace l’histoire d’une grande bourgeoise qui observe de sa fenêtre le manège d’une femme qui attire chez elle, par de petits signes, des hommes qui passent dans la rue. Fascinée, elle essaie de faire de même. Un passant monte chez elle et exige qu’elle se donne à lui.]] et aborder le bouleversement urbanistique qu’est en train de connaître la région parisienne. Deux sujets d’échelles différentes : un moment dans la vie d’une femme et un moment dans la vie du paysage urbain (…) dont il va essayer de comprendre l’interdépendance

Elle, la prostitution pas si occasionnelle

Godard plante le décor : la ville mue en profondeur et, ce qui le frappe c’est qu’on l’aménage comme un grand bordel, où la population obéit, fait le trottoir. Si j’ai filmé une prostituée, dira-t-il c’est pour mettre ça en évidence[[Zoom, émission télévisée, octobre 1966.]]. La prostituée, Juliette, incarnée par Marina Vlady, est toutefois loin des représentations attendues. Issue de la petite bourgeoisie, éduquée, élégante, mère de famille sans problèmes matériels, elle ne correspond en rien aux clichés établis.
Point de racolage ostentatoire mais des lieux de rendez-vous entendus de tous : le café essentiellement.

Pour Godard, il s’agit de décrire un ensemble (êtres et choses), puisqu’on ne fait pas la différence entre les deux, dans cette société qu’il décrit comme trop encline à la consommation.

Transplantées dans ces HLM, de nombreuses femmes en effet, souvent mariées, finissent par s’endetter pour faire face aux frais de consommation accrus générés par la vie dans ces grands ensembles.
Sans complaisance, la prostitution est tour à tour observée de l’extérieur, sur le mode de la chronique, ou de manière plus intimiste, à travers les pensées de Juliette.

Non sans parodie, il surplombe ainsi son sujet et nous raconte d’un ton confidentiel la trajectoire d’une employée, qu’on devine banale, dans cet environnement : Toujours la même histoire. Apprentie brodeuse, elle réussit son CAP et rentre dans une petite entreprise. Elle rencontre un garçon qui lui fait un enfant et la quitte. Un an après, deuxième type, deuxième enfant, deuxième abandon. À la maternité, on lui fait la morale mais c’est à la maternité que des copines lui expliquent comment faire pour gagner de quoi nourrir ses deux enfants. En sortant, elle reprend son travail mais le soir, elle se prostitue. Un jour, une chance, un gentil type tombe amoureux et l’épouse. On s’installe avec les enfants dans un appartement moderne, trop cher évidemment. Deux ans après, troisième enfant. On n’y arrive plus et c’est le mari lui-même qui demande à sa femme de faire le trottoir.

À travers l’itinéraire singulier de Juliette, Jean-Luc Godard se penche sur le moment décisif où une femme comme les autres est amenée, dans certaines conditions, à se prostituer. Qu’est-ce que cela change, dans une conscience et dans une vie de femme de passer ce seuil-là ?

L’expérience du premier client est évoquée avec subtilité. Le traumatisme est suggéré par cette phrase qui reste en suspens : Je ne sais ni où, ni quand. Je me souviens seulement que c’est arrivé, et qui se poursuit plus tard au cours du film : Ni quand ? Je me souviens seulement que c’est arrivé. Peut-être que ça n’a pas d’importance. C’était pendant que je marchais avec le type du métro qui m’emmenait à l’hôtel. C’était un drôle de sentiment. J’y ai pensé toute la journée. Le sentiment de mes liens avec le monde. Le contraste entre sa vie intérieure, riche en questionnements philosophiques, et la platitude des échanges qui semble de mise dans cet univers, marque une forme de déshumanisation dans tous les rapports.
De même que le langage sert de moins en moins à comprendre l’autre, les mots sont aussi dépouillés de leur sens ou détournés au profit de la communication.

Lors de cette première passe, Juliette emploie un vocabulaire d’initiés ou peut-être l’invente-t-elle pour se donner une contenance : Tu veux à l’italienne ? dit-elle à son client interrogatif. Tu restes debout et moi, je me mets à genoux ; comme ça tu peux me regarder.

De même, quand elle fait duo, avec une prostituée de luxe intermittente, chez un client américain, le décalage dans les échanges est d’autant plus manifeste que la langue lui est cette fois étrangère. My name is John Bogus, I was a war correspondant in Saïgon, I was fed up with all the blood shed. So I came here to get some fresh air, débite avec assurance l’Américain. Dans ce monologue en anglais, incompris de Juliette, le fresh air résonne à juste titre presque comme fraîche chair! Des flashs de la guerre du Vietnam viennent s’immiscer dans les scènes de déshabillage. L’Américain, symbole de l’oppresseur impérialiste, poursuit ensuite en français avec le même dédain : Un Vietcong mort, ça coùte 1 million de dollars au Trésor américain. Le président Johnson pourrait se payer 20 000 filles comme ces deux-là pour le même prix.

Que cherchent les clients dans la prostitution, peut-on s’interroger. Que viennent-ils assouvir ? Ainsi que le souligne Alain Bergala, les scènes de prostitution ne sont jamais à proprement parler sexuelles mais relèvent d’un fantasme de mise en scène, c’est toujours un tableau vivant, immobile qui est proposé aux spectateurs, comme si ces clients venaient satisfaire des fantasmes de mise en scène plus que des besoins directement sexuels.

Elle, la cruauté d’un système proxénète

La figure du proxénète prend également des visages inattendus. Celui notamment d’un jeune homme à lunettes, tenant davantage du chargé de communication que du caïd. Son langage est lisse, ses plaisanteries de bon ton et sa tenue discrète et élégante. Il circule avec aisance et recrute ses proies au bistrot. À la fois omniprésent et anonyme, il reparaît à plusieurs reprises là où la détresse est décelée. La ville se construit comme un grand bordel et il y trouve naturellement sa place. Il est un pur produit de cette ville en mutation. Vous voulez toujours pas que je m’occupe de vous ? Dix pour cent seulement. (…) Demandez à Colette ce qui est arrivé à Isabelle, dira-t-il doucereux à Juliette.

M. Gérard, sorte de concierge, est également un proxénète peu conventionnel. gé d’une cinquantaine d’années, c’est un homme ordinaire qui loue des chambres vacantes dans son appartement tout neuf à des couples de passage. Tout est minuté, monnayé et sans aucune intimité. Plus que 7 minutes, lance-t-il à un couple, en entrouvrant une porte.

Dans le salon, au centre de l’appartement, il garde aussi des enfants. Juliette laisse sa fille en larmes dans cet hôtel de passe des temps modernes. La scène est insoutenable. L’enfant, presque hors champs, apparaît comme sans importance. On entend ses pleurs dans le brouhaha ambiant et le passage des couples qui vont et viennent louer des chambres. La monnaie d’échange est ici les produits de consommation courante. Je vous laisse du Ronron.

Le coùt de cette marchandisation tous azimuts apparaît d’autant plus dérisoire. Une fois les transactions effectuées, le concierge en vient à lire une histoire à la fillette qui rejoint l’autre groupe d’enfants. On voit la mère partir, indifférente, vaquer à ses occupations. Acheter, faire les courses et se rendre au café pour se prostituer. Un monde glaçant où les enfants sont confiés sans état d’âme à la garde d’un tenancier de bordel. Personne ne se rebelle.

Dans la société moderne, la prostitution est l’état normal, nous dit Godard.

Enfin, les maris sont aussi souvent les premiers proxénètes de leurs femmes comme on le voit dans le cas de la mère de trois enfants, cité plus haut. La complaisance des maris est parfois implicite. Dans un échange anodin, deux maris vantent les mérites de leurs femmes respectives : Comment tu l’as payée, ton Austin ?, C’est Juliette qui l’a trouvée ! Oui elle est formidable… Elle trouve toujours des occasions. L’autre rétorque : C’est ce qu’il me faudrait : une femme qui se débrouille.

Quand on soulève les jupes d’une ville, on en voit le sexe

Telle est la formule qui figure en préambule du scénario. Un raccourci imagé qui saisit toute la complexité des champs explorés par Godard. Ainsi qu’il le définit, son film voudrait être une ou deux leçons sur la société industrielle[[En référence à Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, paru en 1963.]]. Au-delà d’une illustration des théories marxistes, ce qui est menacé, nous donne-t-il à voir, c’est l’être humain dans son essence. Godard dit la confusion de l’époque et fait œuvre de moraliste : La morale, c’est de chercher une vérité, quelque chose qu’on puisse dire clairement et qui satisfasse. Alors, mes films sont des ‘essais’. Je suis un essayiste à caméra.

Au regard de ce à quoi nous assistons aujourd’hui, à près de 40 ans d’intervalle, Godard avait déjà mis en évidence tous les mécanismes d’exploitation inhérents au système prostitutionnel. Un film résolument visionnaire, sorti en 1966, dont la pertinence du regard ne se dément décidément pas.