L’étude « La nuit de noces, une histoire de l’intimité conjugale » réalisée par l’historienne Aïcha Limbada, docteure en histoire contemporaine et publiée en septembre 2023 est passionnante.
Passionnante, pour ce qu’elle dit de la coercition sexuelle et des violences patriarcales au XIXe siècle, de ce qu’il en reste aujourd’hui, et des systèmes à déconstruire pour enfin penser un monde sans violences sexistes et sexuelles, et donc sans prostitution.
« Un secret plein d’horreur »
Premier élément de réflexion de l’étude, la nuit de noces est souvent décrite au 19e siècle comme un secret plein d’horreur. Secret pour qui ? Généralement, pour la jeune épouse. Celle qu’on appelle «l’oie blanche», qu’il faut préserver, celle dont il faut éviter le frôlement avec des gens ou des choses qui pourraient ternir l’idéal de virginité qu’elle représente.
Parmi les gens que la jeune épouse ne doit pas approcher, il y a évidemment les personnes prostituées, jugées immorales et infréquentables. Par le prisme d’une analyse féministe, l’institution du mariage telle que décrite dans l’étude d’Aïcha Limbada représente un des principaux remparts à l’organisation entre femmes, et à la pensée féministe.
La fabrique de l’ignorance des jeunes épouses sur « les réalités du mariage » bénéficie aux hommes qui peuvent ainsi profiter de l’obligation consacrée de consommer le mariage lors de la nuit de noces pour imposer leurs désirs.
La lutte contre « l’ignorance » de la nuit de noces
La nuit de noces revêtait à la fois un caractère public car elle était investie par diverses institutions (État, Église), et un caractère privé car elle se déroulait dans l’intimité du couple, dans le secret, et d’autant plus au fur et à mesure que les normes bourgeoises se sont imposées au cours du XIXe siècle, relate Aïcha Limbada.
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L’aspect public de la nuit de noces se caractérisait notamment par les mesures de lutte contre « l’ignorance nuptiale ». C’est d’abord de l’ignorance masculine quant à la consommation du mariage, regardée avec condescendance, qu’il s’agit. Certains allaient acheter des actes sexuels auprès de prostituées afin de se rassurer sur leurs capacités sexuelles. Plus tard, Léon Blum dénoncera dans Du mariage (1907), « l’absurdité pour le jeune homme de recevoir des leçons d’amour de simples prostituées ».
Par ailleurs, une nuit de noces qui se passe bien impliquait qu’il n’y ait pas de transmission de maladie ou d’infection sexuellement transmissible et donc, de ne pas aller fréquenter des prostituées. D’ailleurs, la période concernée par l’étude (1800-1920), recoupe la période réglementariste française (1789-1946), pendant laquelle les personnes prostituées étaient soumises à des examens de santé réguliers (non pas pour assurer leur santé à elles, mais pour garantir celle des clients).
Pour lutter contre l’ignorance nuptiale, on publie des manuels médicaux. Cela concerne les seuls hommes.
Les médecins du XIXe siècle sont les garants du contrôle du corps des femmes et les manuels sont écrits par des hommes pour des hommes. Il faut faire en sorte que leur virilité ne soit pas mise en péril, au détriment des jeunes épouses qui, pour la grande majorité, ne savaient pas ce qui les attendait lors de la nuit de noces.
Qu’en était-il des jeunes filles qui «savaient» (ou du moins qui en savaient plus que les autres) ? Elles faisaient l’objet d’une disqualification morale. L’accès à la connaissance sexuelle était considéré comme un avilissement, altérant la personnalité d’une jeune fille.
Des premières mesures de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ?
La lutte contre l’ignorance nuptiale a toutefois égale- ment concerné les jeunes femmes, mais d’une façon bien particulière… L’apprentissage des réalités du mariage et de la nuit de noces était dévolu aux mères. Certaines préconisaient seulement à leurs filles de ne rien refuser à leur mari, certaines restaient évasives, certaines refusaient d’endosser ce rôle et de transmettre ce « savoir ». Certaines mères ne pouvaient-elles se résoudre à apprendre à leurs filles qu’être une femme mariée, c’était être violée dès la première nuit de son mariage ?
En effet, on apprend que la nuit de noces était parfois appelée « viol légal » (voire
« prostitution légale » selon la féministe Claire Démar) ; tant son caractère inégalitaire et obligatoire était connu. Aujourd’hui, d’un point de vue féministe, on s’emploie à convaincre que désir et obligation sont incompatibles, l’expression « viol légal » semble donc bien appropriée.
Il n’a donc jamais été question de favoriser un consentement éclairé quant aux tenants et aboutissants de la nuit de noces, ni d’éradiquer la violence qui la caractérisait. Mais bien d’assurer la réussite de la première nuit, condi- tion de la pérennité du couple à la base de l’édifice social de l’époque.
Il était jugé nécessaire que la mariée n’ait pas d’expérience traumatique qui viendrait provoquer l’arrêt des relations sexuelles au sein du couple (et donc lui retirer sa fonction principale : la sexualité reproductive), voire pire, le divorce. Le mariage, indissoluble dans la morale chrétienne, fait que la nuit de noces doit être un succès.
Le phénomène dit de « folie post-nuptiale » qui touchait certaines jeunes mariées était caractérisé par l’existence de délires suicidaires, de pulsions violentes envers le mari ou envers soi-même, d’agitation, nous fait aujourd’hui penser évidemment à des psychotraumatismes post-viol.
Un imaginaire humoristique et salace
L’autrice décrit ensuite les imaginaires de la nuit de noces. Les productions littéraires, journalistiques, et théâ-
trales de l’époque n’abordent le sujet que par le rire, alors qu’en même temps elle était considérée comme un viol légal !
Par ailleurs dans l’iconographie pornographique qui circule alors, autrement dit dans les premières photos érotiques diffusées, le thème de la « première nuit » est récurrent.
Le premier film érotique de l’histoire du cinéma se base sur un récit de nuit de noces et s’intitule Le coucher de la mariée (1896). Des images s’inspirant de cet imaginaire nuptial sont données aux clients des bordels pour montrer les actes sexuels que peuvent effectuer les prostituées. Selon l’étude d’Aïcha Limbada, il s’agit avec ces images de rendre l’institution du mariage « cochonne ».
Nuit de noces, prostitution et liberté sexuelle
Au XIXe siècle, le mariage chrétien était considéré comme une limite aux « désirs débordants » des maris. En effet, certaines pratiques sexuelles bien définies sont alors considérées comme étant des pratiques d’épouses légitimes, et pas celles de femmes « de mauvaise vie ».
L’institution matrimoniale dessine donc la limite pour les femmes mariées, mais s’il doit y avoir « débordement » (qui peut aller de simple sortie du cadre des pratiques sexuelles consi- dérées compatibles avec le mariage, jusqu’à des pratiques violentes), ce sera avec une femme prostituée qui n’aura pas d’autre choix que de s’y soumettre.
D’ailleurs, le mariage ne représente pas vraiment un rempart contre les violences masculines, comme voudrait bien le croire la société décrite ici. Déjà à l’époque, des cas de soumission par l’alcool ou autres barbituriques admi- nistrés par les époux aux jeunes épouses sont relevés ; des affaires de féminicides par suicides forcés, suite à des violences psychologiques, physiques, sexuelles commises par le mari également.
La sexualité conjugale intégrait nécessairement la notion de contrainte, de « devoir conjugal » ; le consentement à la consommation du mariage découlait du consentement à l’union.
Ce que met en avant l’étude, c’est que si le consentement à l’union vaut consentement sexuel, s’il est admis que les femmes doivent s’adapter et supporter les «réalités du mariage », comment penser la violence ? Comment penser le viol conjugal ? C’est impossible.
Ce qui nous pousse à faire un parallèle avec le système prostitutionnel. S’il est admis que les prostituées « aiment ça», si elles persistent à être catégorisées comme des femmes capables d’endurer « les réalités du métier » (contrairement à d’autres qui seraient moins courageuses, ou qui tout simplement n’auraient jamais « choisi” » de se retrouver dans cette situation), comment penser la violence ? C’est impossible.