Nevada : les bordels exemplaires d’un État proxénète

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Australie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Allemagne, la liste s’allonge des pays où le proxénétisme est légal. C’est le cas au Nevada depuis 1881. À l’heure où, huit ans après la légalisation, la ville d’Amsterdam s’avoue dépassée par les dimensions sans précédent de la traite et de la criminalité, le livre que publie Melissa Farley après deux ans d’enquête au Nevada, aboutit à un constat aussi accablant.

En 2006, existaient environ 30 bordels légaux dans 10 des 17 comtés du Nevada alors que la prostitution est interdite dans tous les autres États américains. Malgré cette légalisation, la prostitution reste toutefois interdite dans les villes de plus de 400 000 habitants comme Reno ou Las Vegas. Les « clients » prostitueurs – camionneurs, ouvriers des ranchs et des mines, militaires et hommes d’affaires – sont censés fréquenter les bordels légaux, situés dans des zones rurales quasi désertiques.

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Melissa Farley a interrogé des tenanciers et 45 femmes prostituées, de différentes origines, âgées de 18 à 56 ans, dans huit bordels légaux. Dans six autres, elles s’est tout simplement vu refuser le droit de leur parler. Dans un livre de près de trois cents pages, elle fait état de ses observations et de ses entretiens. Nous en avons extrait quelques constats qui nous semblent pouvoir être versés au dossier, à l’heure où de nombreux lobbies soutiennent les prétendus « avantages » de la légalisation.

Légaliser, ce serait en finir avec la stigmatisation des femmes prostituées

Relégués dans des zones désertiques, hors de la vue et loin de tout lieu habité, les bordels légaux sont au contraire l’aveu criant de la volonté d’isoler les femmes physiquement et de les rejeter socialement. Leur horizon est limité aux proxénètes et aux clients prostitueurs. La régulation de la prostitution par zones est la manifestation matérielle du stigmate social et psychologique.

Légaliser, ce serait reduire viols et violences sexuelles

Au Nevada, le taux de viols est deux fois plus élevé que dans l’État de New York et quatre fois plus que dans l’ensemble des États-Unis.

Loin d’être un rempart contre le viol, l’exemple du Nevada montre que la prostitution légale produit l’effet inverse en faisant la promotion de l’exploitation sexuelle des femmes. Une étude menée auprès de 131 jeunes hommes étudiants à l’université du Nevada a montré que la majorité jugent la prostitution normale, trouvent plus acceptable que les autres que leurs fils deviennent « clients » de la prostitution et leurs filles prostituées, et considèrent qu’une prostituée ne peut pas être violée.

Légaliser ce serait permettre aux personnes prostituées de disposer clairement de l’argent qu’elles gagnent

50% des gains sont empochés par les patrons sans compter la masse de pourboires que les femmes sont tenues de verser aux cuisiniers, barmans, videurs, et le prix prohibitif auquel leur sont facturés la nourriture, le logement et les soins médicaux.

Considérées comme indépendantes, elles n’ont droit à aucune assurance sociale. Selon Farley, il leur reste un cinquième de leurs gains. Au Nevada comme partout, le système du bordel, légal ou illégal, est fondé sur le racket permanent. Ceux qui s’enrichissent sont les tenanciers mais aussi les partis politiques. La corruption des politiciens, des juges et sheriffs est courante, les tenanciers monnayant leur soutien contre une politique qui leur est favorable.

Légaliser ce serait limiter la traite des femmes

Le Nevada est un épicentre de la traite des femmes aux États-Unis. La majorité des femmes des bordels légaux ne seraient pas originaires du Nevada. Selon Farley, ces lieux sont largement liés à la traite nationale et internationale et aux organisations criminelles. Des femmes victimes de traite sont amenées dans des bordels légaux.

Légaliser serait une mesure progressiste et féministe

Quand un client arrive, les femmes ont 30 secondes pour s’aligner comme du bétail avant de subir l’humiliation des plaisanteries et des commentaires. Le respect dont les femmes font l’objet au bordel est un reflet de celui qui leur est assuré dans l’ensemble de la société : la qualité de vie des femmes du Nevada est ainsi l’une des plus mauvaises des États-Unis.

Sur 50 États, elles occupent la 47e place pour le niveau de diplôme, la 40e pour l’emploi et les revenus, la 42e pour la santé et le bien-être. Enfin, le Nevada est à la plus mauvaise place – 50e … – en ce qui concerne la mortalité féminine due au cancer du poumon et au suicide.

Légaliser ce serait garantir droits et liberté aux personnes prostituées

Vie de prisonnières, surveillance électronique de chaque instant…
Les « employées » sont livrées à l’arbitraire des patrons et aux amendes, dans des lieux où la police fait peu de descentes parce que « c’est mauvais pour le business« . Lors de l’un de ses rendez-vous avec le propriétaire d’un bordel légal non loin de Las Vegas, Melissa Fadey s’est trouvée sous la menace d’un revolver.

Dans cet établissement, les femmes n’avaient pas le droit de posséder de voiture personnelle. Dans un autre, elles étaient tenues enfermées derrière une grille semblable à celle d’une prison ou avaient interdiction de sortir seules dans les bars ou restaurants. Fadey souligne le fossé existant entre les représentations libertaires et les barbelés qui entourent les bordels légaux ; la couverture du livre est d’ailleurs saisissante. Ce camp de concentration n’est autre qu’un bordel légal, ouvert avec la bénédiction des autorités.

Légaliser, ce serait circonscrire et contrôler la prostitution

La prostitution légale ne représente qu’un secteur dérisoire de l’industrie du sexe au Nevada. 90% de la prostitution est illégale : rue, escorts, strip-clubs, salons de massage…

À Las Vegas, où elle est interdite, les pages jaunes de l’annuaire proposaient en 2007 172 pages d’annonces de prostitution sous les rubriques Loisirs et Massages. Les bordels légaux créent une culture de prostitution et Las Vegas est une destination majeure du « sexe-tourisme » dans le monde. L’industrie du sexe y rapporterait entre 1 et 6 milliards de dollars annuels. Dans cette ville, la presque totalité de la population est liée à l’exploitation sexuelle des femmes: propriétaires de bordels et de strip-clubs, maris proxénètes, personnel des casinos, chauffeurs de taxis, restaurateurs, agents de voyages, etc.

Légaliser serait assurer une parfaite garantie sanitaire

Les personnes prostituées sont tenues de passer des tests HIV mais leurs clients en sont dispensés, ce qui relève pour le moins d’une conception sexiste et réactionnaire (outre la tromperie puisqu’un résultat de test HlV ne peut être confirmé qu’au bout de trois mois).

Cette logique montre bien que seul le « client » importe et que la santé de celles qui sont à son service est sacrifiée. Farley faisant le constat qu’il existe une circulation incessante des prostituées entre bordels légaux et illégaux, on voit quelles garanties offre la prétendue surveillance sanitaire.


La couverture de ce livre publié par Prostitution Research and Education représente un bordel légal (photo prise par Melissa Farley en juin 2007 à Mound House, dans le nord du Nevada).

L’auteure note « l’horrible ironie de voir un bordel légal, lieu destiné à promouvoir la destruction du corps et du psychisme des femmes, être construit en un lieu où fut perpétré un génocide en Amérique du Nord » (contre les Indiens paiute et shoshone).

Pays des chercheurs d’or, le Nevada a longtemps été un pays d’hommes où les seules femmes étaient des prostituées. Pour reprendre les termes de l’auteure, « Ia même pratique coloniale consistant à fournir des prostituées aux travailleurs perdure. »

Le Nevada est largement exploité par l’armée américaine et dévasté du point de vue environnemental, ce qui fait dire à un anthropologue cité par l’auteure qu’il existe une relation étroite entre la destruction de l’écosystème et la destruction des femmes.