Le recours à la prostitution évite-t-il les viols ? Le troisième volet de l’enquête Mémoire Traumatique et Victimologie sur la culture du viol, publié en février 2022, a livré un baromètre décourageant. 44 % des personnes interrogées, 50 % d’hommes et 38 % de femmes (plus d’une sur trois !) estiment par exemple que le recours à la prostitution permet d’éviter les viols.
La prostitution comme exutoire, comme « soupape de sécurité » : l’argument usé jusqu’à la corde a servi à justifier pendant des siècles la fameuse « tolérance » et les maisons qui vont avec. Pour éviter les viols, la « solution » consisterait donc à sacrifier des femmes pour prétendre en sauver d’autres. Autrement dit de fabriquer une catégorie de victimes pour épargner une autre catégorie de victimes.
Bref, de lutter contre une violence en instituant une autre violence ; d’aménager dans la société un territoire d’exception où une forme de viol sera autorisée, du moment qu’elle permettra des profits. Au grand jeu patriarcal, les femmes perdent décidément sur tous les tableaux : pile violée, face prostituée.
Pour prétendument éviter le viol de certaines, on institutionnalise donc le viol, moyennant
paiement, d’une catégorie de moins chanceuses : une absurdité qui illustre une nouvelle fois le caractère d’exception de l’activité prostitutionnelle. Pour quel autre problème social aurait-on l’idée de sacrifier une catégorie pour en protéger une autre ? Oserait-on
empêcher les violences physiques en proposant aux tempéraments agressifs de frapper des personnes prévues à cet effet ? Empêcher des meurtres en assassinant des victimes sélectionnées ?
Pourquoi les croyances les plus ineptes sont-elles si indéracinables ? Pourquoi continuent-elles à tenir lieu de pensée ? Tout prouve l’inanité de cette affirmation, à commencer par les affolantes statistiques des violences sexistes et sexuelles dans une société saturée d’offres de prostitution. Sans parler des exemples innombrables d’hommes condamnés pour viols, voire pour meurtres (y compris des tueurs en série[1]), et qui étaient des « clients » assidus.
Mais, les croyances n’ont pas pour objet de délivrer la vérité. Elles sont là pour légitimer les choix de ceux qui les affichent. Des choix qui les arrangent. Dire que la prostitution évite les viols, c’est adopter une posture avantageuse. On peut d’ailleurs commencer par douter d’un pareil souci dans une société qui s’est toujours si facilement arrangée des viols et ne s’abrite derrière ce généreux étendard que pour justifier la plus réactionnaire des solutions. Éviter les viols, franchement, dans l’opinion, qui s’en soucie ?
L’imposture
Quant à protéger les femmes… Il s’agit plutôt pour les héritiers du vieux droit patriarcal de s’accorder le droit perpétuel de les exploiter sexuellement. Afficher l’argument, c’est s’offrir la garantie de conforter l’avantage qu’il entraîne : le droit masculin d’assiéger, de s’emparer, de forcer contre paiement. Avec le privilège supplémentaire de ne pas avoir à s’inquiéter de la catégorie sacrifiée. Car, selon la même croyance, les prostituées seraient d’une autre nature, leur permettant sans dommage de subir des actes sexuels imposés, et à répétition. Soit nos déclarants pensent qu’elles sont, plus que les autres, imperméables à la violence et aux insultes, soit, c’est plus probable, ils sont à cet égard parfaitement indifférents.
L’imposture de la prostitution qui éviterait les viols a largement pour fonction d’occulter les violences que les personnes prostituées, en immense majorité des femmes, subissent quotidiennement : insultes, violences physiques, sexuelles, et même féminicides perpétrés par des proxénètes prêts à tout, des «clients» prostitueurs se sentant propriétaires du « produit » qu’ils ont acheté ou par des tueurs en série qui, partout dans le monde, jettent en priorité leur dévolu sur ces femmes dont, a priori, personne ne songera à se soucier.
En mettant en lumière les liens entre prostitution, pornographie et meurtres en série, pour lui fondateurs d’une culture d’agression sexiste et raciste, le sociologue Richard Poulin a montré par exemple que, depuis les années 1990, 89,8 % des auteurs de meurtres de masse sont des hommes qui ciblent le plus souvent les femmes et notamment les femmes prostituées, les classes dominées et les minorités ethniques.
Viol, inceste, violences conjugales, harcèlement, prostitution, pornographie (qui est de la prostitution filmée) procèdent du même tronc commun, de la même «culture d’agression », de la même violence sexuelle. La prostitution n’est pas un remède mais l’un des symptômes les plus alarmants d’une conception de la virilité qui fait des femmes des objets à posséder, à consommer, à violenter, voire à tuer.
Pile violée, face prostituée
La vérité, la vraie, c’est qu’il y a bien un lien entre viol et prostitution, établi par de nombreuses recherches. Mais celui là, personne n’a envie de s’y intéresser. Le viol comme destruction première, souvent subi par des mineures, y compris dans leur propre famille, est la voie royale qui peut conduire à la destruction prostitutionnelle. Le violeur ouvre souvent la voie aux prostitueurs.
Non, la prostitution n’évite pas les viols. Elle les encourage. Toutes les femmes savent que marcher dans un quartier de prostitution les condamne aux demandes sexuelles explicites et aux propos obscènes. « Les femmes sont là pour ça ! » Voilà le un message subliminal que diffuse en permanence le cadre prostitutionnel : « La prostitution légalisée institution-
nalise le concept que l’accès au corps féminin est un droit conféré à l’homme par l’argent, sinon par Dieu, et que la sexualité est un service féminin qui ne devrait pas être refusé à l’homme civilisé.
La perpétuation du concept selon lequel “l’impulsion puissante de l’homme” doit être satisfaite immédiatement par une catégorie de femmes coopératives, mises à part et formellement patentées à cet effet, fait partie intégrante de la psychologie de masse du viol », expliquait Suzan Brownmiller (Editions Stock, 1976).
Non seulement la prostitution n’empêche pas les viols mais elle permet, par son existence même de les nier, l’argent exerçant la fonction magique de neutraliser l’agression. Des femmes violées racontent, en temps de guerre comme en temps de paix, comment leurs agresseurs leur donnent de l’argent afin de faire passer le viol pour une transaction sexuelle ou de les décourager de chercher réparation. La violence du paiement ne fait que redoubler la violence de l’acte.
Viol et prostitution sont bien deux faces de la même pièce sexiste et machiste. Les deux disent la même indifférence au désir et au plaisir des femmes ; leur condamnation à l’agression sexuelle, avec ou sans billet d’excuse.
Éviter les viols, l’idée est excellente. Nous proposons de nous atteler à cette tâche urgente. Au moyen d’une vraie politique éducative qui ringardise définitivement la virilité à l’ancienne (celle qui imprègne les médias de masse, la porno et les jeux vidéo) et tous les oripeaux de la masculinité vue comme domination exercée sur les femmes. Et en s’appuyant sur des lois solides de lutte contre les violences sexistes et sexuelles : celle de 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel en est un des piliers essentiels.