Etre trans n’est pas le problème. Le problème, c’est d’être une femme

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Une histoire unique. Anne Darbes l’a jetée sur le papier dans un « roman autobiographique » intitulé Le visage de l’autre. Avec une rage folle et une volonté d’acier. Née homme, devenue femme à presque 50 ans, Anne peut parler de la prostitution comme personne : de l’intérieur de son corps d’homme puis de son corps de femme, lieu d’une violence redoublée. Tout y passe : les clients, les macs, les institutions, le social en général. Écrire, crier, être entendue… Histoire d’une résurrection.

J’étais pute au bord de la mort et voilà que je me retrouve sollicitée par les journalistes et invitée par des télés ! J’ai 3000 like sur Facebook. Une vraie star. Ces cinq derniers mois ont changé ma vie. J’ai écrit le bouquin en trois semaines, d’une traite. Et j’apprends qu’il est distribué en version numérique jusqu’au Canada et en Australie. Je n’en reviens pas.

Aujourd’hui, j’existe. Je parle. Quand vous êtes dans la prostitution, vous n’avez plus le sentiment d’exister. Je ne suis plus la pute du quartier, j’ai retrouvé ma place dans la société.

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J’ai été un enfant abandonné et j’ai grandi baladé de foyer de l’enfance en foyer de l’enfance. A 4 ans, j’ai été adopté. Mais en fait de famille, j’ai connu les coups et l’humiliation. Une expérience terrifiante qui a tourné court. Dans ma vie, j’ai changé de nom plusieurs fois.

A 13 ans, j’ai fait une fugue. Dans le midi, en pleine nuit, j’ai rencontré un vieux monsieur qui m’a invité à dormir chez lui. Il m’a donné 200 francs pour me caresser un peu. J’étais un peu dégoûté mais comme j’étais recherché par la police, tout ce qui comptait, c’était de dormir au chaud. Pour moi, ce n’était pas si négatif. Je recevais quelque chose en échange. Peu à peu j’ai commencé à demander de l’argent régulièrement.

C’était dans les années 1980 ; on ne parlait pas de ce genre de chose avec les éducateurs. Ils s’occupaient de nous matériellement et c’est tout. Dans les foyers, tout le monde savait qu’à 15 ans tous les gamins avaient déjà tapiné. On se le racontait entre copains, c’était notre système D, un moyen comme un autre de s’en sortir puisque l’argent de poche était maigre.

Il y avait eu un précédent. A 9 ans, un homme m’avait touché et avait sorti son sexe dans un terrain vague. Il m’avait donné un bonbon. Je n’avais pas vu le mal, j’étais même plutôt fier. Quand j’en avais parlé à l’école, personne ne m’avait écouté. Depuis le début, j’ai été conditionné pour la prostitution. Et je n’ai jamais eu de garde fou.

En plus, on était des pestiférés. Rejetés de partout, traités de racailles. Un jour, une copine m’a invité chez elle. Ses parents le lui ont interdit, et violemment. J’ai fini d’intégrer l’idée que j’étais exclu. L’exclusion de toute façon, je la vivais depuis tellement longtemps. Pourtant je n’ai jamais volé, jamais fait de mal à personne.

Par contre, j’ai connu la violence pendant toute mon enfance et mon adolescence. Dans les foyers, j’ai assisté à des viols de filles ; les garçons choisissaient la plus faible. Les plus fortes étaient celles qui se mettaient sous la protection des caïds.

A 18 ans, quand je me suis fait virer du énième foyer, je me suis engagé dans la Légion Etrangère. J’ai habité Dunkerque pendant très longtemps. Et puis j’ai fait un burn out, j’ai déserté et je suis revenue à Nice. Avec rien. Mais en tant que femme. Entre temps, j’avais été opérée.

Depuis que j’étais gamin, c’était une évidence. J’achetais des cartes de David Hamilton, j’allais voir au cinéma Diabolo Menthe, je rêvais d’être cette petite fille, Anne, que je voyais à l’écran. J’avais franchi le pas. J’avais 49 ans.

J’ai eu de la chance, je n’ai pas été tuée

Arrivant de l’autre bout de la France, j’avais le RSA. J’étais capable de travailler. Je me suis dit, il y a des services sociaux, ce sera dur six mois et puis ça va s’arranger. En réalité, il n’y a eu aucune solution pendant trois ans.

Là, je me suis vue mourir. La prostitution, c’était tout ce que je connaissais ; et le dernier recours pour rester vivante. Alors je suis allée dans la rue. Une expérience terrible. Malgré tout, j’avais des sentiments contradictoires. Au moins, j’étais reconnue en tant que femme. Pendant quelques instants, j’avais l’impression d’être la compagne d’un homme alors qu’il s’apprêtait à être mon bourreau.

Dans la prostitution de rue, les places sont chères. J’étais indépendante mais il y avait les guerres de territoire. Il arrivait que deux ou trois filles viennent me dire de changer d’endroit sous peine de me faire défigurer. Là, vous avez intérêt à dégager, sinon les macs viennent à la rescousse. Et il y avait des macs hyper violents, capables d’aller jusqu’au meurtre. Les femmes qui m’entouraient étaient surtout des étrangères, des Asiatiques, des Nigérianes, des Roms.

La règle d’or, c’est apprendre à la fermer. Et observer des règles : ne jamais aller chez un client. Jamais.

J’ai été gravement agressée deux fois. Mais vous me voyez aller porter plainte pour viol ! J’avais changé de sexe et en plus j’étais prostituée ! Je me suis dit, les flics vont se foutre de moi.

J’ai eu de la chance, je n’ai pas été tuée. Mais je me souviendrai toujours de l’homme plutôt séduisant qui un soir m’a pris la main… Il a refusé de se rendre dans la salle de bain (je payais une copine pour faire des passes dans son appartement) et j’ai senti que j’aurais du mal à garder la maîtrise. Le supplice a duré deux heures ; deux heures de cruauté sans limites. A la fin, il m’a donné l’argent, comme si de rien. Il était redevenu normal, presque sympa même.

Lui peut tuer, vous, vous devez être nickel

Déjà, être prostituée, c’est être en danger. Alors il faut éviter d’en rajouter. Echanger cinq minutes avec le type pour sentir, dans une perception un peu animale. On n’a pas droit à l’erreur.

On peut tomber sur n’importe qui : un schizo sous médocs, un type bourré, un gars avec des addictions, des problèmes de comportement. Ceux qui sont d’équerre ne vont pas aux putes.

Il y a des nazes qui négocient, des gentils (enfin, le temps de la passe), des bizarres, des types qui s’attachent. Celui dont la sueur goutte, qui vous tripote, essaie de vous embrasser. Lui peut puer, vous, vous devez être nickel. C’est ça la prostitution. On encaisse. Et dire qu’on se fait belle pour ça !

On libère toutes les pulsions masculines. Le type ne s’intéresse qu’à lui-même, qu’à sa performance. Ce n’est pas « tu as été bonne » mais « j’ai été bon ». Il essaie de grapiller, en douce ; une sodomie par exemple. Vous faites en sorte que tout aille vite, mais lui il a payé, il a envie que ça dure. Alors vous simulez. Tout ça c’est de la violence. Il faut faire abstraction de tout ce que vous êtes, de tout ce que vous ressentez. Pour ne pas vous flinguer, vous vous dissociez. Le gars sait que vous n’avez pas le choix, alors il marchande. Il ne faut jamais baisser son prix. S’il est plein de fantasmes, il va penser que vous êtes faible et en profiter. Il ne faut pas le frustrer non plus. Sinon, il peut devenir dangereux. Vous devez d’abord penser à votre sécurité. Vous le caressez, c’est mécanique, robotisé. Vous lui parlez avec douceur, vous le complimentez. Du travail de com’.

Il m’arrivait souvent de refuser. Dans ce cas là, ils insistent, demandent pourquoi. L’un m’a sorti un jour une liasse de billets. Il ne faut pas vaciller. Vous dites « j’ai fini ». Il faut avoir son téléphone à portée de la main, laisser entendre que vous avez un mac et vous mettre pas loin d’une caméra.

J’ai aussi mis des annonces sur Internet. Je donnais toujours les rendez-vous dans des lieux équipés de caméras. Il y a des fondus. Les risques sont permanents. Il faut avoir plein d’antennes. Il n’y pas une soirée sans problèmes.

J’ai aussi été approchée par un mac. Il vous offre de petits cadeaux pour vous placer en situation de dette. Puis il change de ton. Quand vous voyez arriver à 1h du matin un type de 30 ans en berline, méfiez vous. Il faut tout refuser : un verre, une glace. Il insiste, vous dites, je ne me prostitue pas, j’attends quelqu’un. Ensuite, vous disparaissez quelques jours le temps qu’il vous oublie. Surtout, ne jamais revenir le lendemain !

Les violences viennent de partout. Le regard des gens : on vous voit « faire la pute », on vous traite comme une moins que rien. Je n’ai aucune anecdote joyeuse, aucun bon souvenir. La prostitution de Zola et celle d’aujourd’hui, c’est la même. La vivre fait partie des choses qui vous marquent jusqu’à la mort. Ma chance, c’est que je ne me suis jamais droguée.

Pour moi, la passe est une agression. Vous la subissez par obligation. Avec le sentiment du viol. Dans ma tête, je me disais « c’est mon boulot, ce n’est pas Anne qui le fait, c’est une personne payée pour ça ». Il faut jouer la gentillesse et agir en chef d’entreprise : le but, c’est que le client revienne. J’étais obligée de ne pas regarder la réalité en face, d’enfouir la haine. Même avec un préservatif, on se sent sale. On n’entre pas en vous par désir, par amour, mais juste pour se soulager.

Et l’argent… Dans la prostitution, plus on en gagne, moins on en a. Il y avait le tabac, l’appart pour les passes, aider deux ou trois copines, les restaus. Il y a une forme de proxénétisme très vicelarde, celle que j’appelle proxénétisme d’amitié. Vous vous sentez moins seule, vous êtes intégrée dans un groupe : viens manger avec nous ! En réalité, vous apportez de quoi manger, bref c’est vous qui payez. C’est un jeu pervers. L’une m’engueulait parce que je ne faisais pas assez de passes dans l’appart qu’elle me louait, l’autre me consolait. Il n’y avait aucune violence déclarée, j’étais coincée « gentiment ». La dinde de la farce. C’était « tu viens avec nous à la plage » mais en fait il n’y avait aucune solidarité. J’en ai fait des passes pour celle qui me passait l’appartement ! Une belle forme de maquerellage. Le jour où j’ai dit que je n’en pouvais plus, elle m’a fichue dehors. Je ne rapportais plus rien, je n’existais plus.

Quand vous avez un peu d’argent, vous êtes reçue avec le tapis rouge dans certains lieux : les boites trans, homo, les bars. C’est d’être reconnue qui m’a mis dedans. Moi qui avais toujours été exclue… Mais seule face à vous même, vous ne pouvez pas vous mentir. Je savais bien que j’étais en train de me détruire. Alors j’enfouissais tout. J’ai eu des moments de descente totale, au bord du suicide.

A des jeunes, je dirais, le piège, c’est le premier client. Si ça se passe bien et que vous empochez 100 euros, c’est cuit. C’est ancré. Si la première fois que je suis allée dans la rue, je n’avais rien fait, peut-être que je n’y serais jamais retournée. Mais ça ne s’est pas trop mal passé. Le piège s’est refermé.

Femme, une ouverture à l’agression

Etre trans ne m’a pas posé de problème. Mon entourage a validé. Le problème a été d’être une femme ! J’en ai pris plein la figure. Les agressions ont commencé quand j’ai eu un vagin. On peut dire que j’ai senti la différence…

La prostitution, pour un mec, ce n’est pas pareil. Il peut se défendre et il peut attaquer. Un garçon homo prostitué est souvent beau, jeune, valorisé. Il peut vivre quelque chose de l’ordre de la drague ou de la séduction. Je pense qu’il court moins de risque d’être agressé. Tandis qu’en tant que femme, vous êtes infériorisée. Il faut faire front. Vous ne savez jamais jusqu’où ça peut aller.

Ce que j’ai découvert, c’est que les femmes doivent toujours être là pour comprendre les mecs. Mais ça ne marche que dans un sens. Et puis j’ai appris ce qu’une femme représente pour un homme : un jouet, une distraction. Les clients payent pour jouer en utilisant une femme comme d’autres se servent d’un ballon pour jouer au foot. Et ils sont en compétition.

Quand j’étais mec, je réagissais en mec. Mais je suis devenue femme et ce n’est plus la même chose. On ne change pas seulement de sexe, on change de vie sociale, de façon d’être.

Dans le service de l’ALC où je suis hébergée actuellement, et où je bénéficie d’un suivi pour un projet d’insertion, je suis femme parmi les femmes. Les relations ne sont pas du tout les mêmes. Je trouve qu’elles sont plus solidaires. Leur monde est beaucoup moins violent.

Quand la machine sociale est grippée

J’affirme que la honte n’est pas dans mon camp. Elle est dans celui de tous ceux qui m’ont fermé les portes quand j’avais besoin d’aide.

Avant de me résoudre à la prostitution, j’ai tout essayé ; j’ai monté ma petite entreprise, vendu des pots pourris dans la rue, sonné à toutes les portes. J’aurais eu besoin d’un coup de pouce, d’un petit logement. Mais dans les services sociaux, tout est de plus en plus déshumanisé. Les portes se ferment, on tue les gens.

J’ai juste eu droit à des nuitées gratuites dans des foyers d’hébergement, mais rien d’autre. Il faut passer par les services d’urgence mais ils sont saturés. C’est le talon d’Achille du social. Ici, il y a 80 places pour les hommes et 15 pour les femmes quand il en faudrait 300. J’y ai passé quatre mois une première fois puis six mois. Si vous voulez aller dans un CHRS, il faut passer par ces services et ça peut prendre 15 mois. On vous donne des contrats de 3 mois renouvelables, des sortes de CDD de l’urgence, à la tête du client. J’ai eu droit à deux assistantes sociales : la première, je ne l’ai vue qu’une fois, l’autre jamais. De toute façon, ce qu’elle voit, ce n’est pas une femme mais une prostituée. L’entretien prend vite fin. Si vous voulez un logement, ne dites jamais ce que vous faites…

Ensuite, quand vous n’avez plus accès aux foyers d’urgence, c’est fini. Il ne vous reste plus que la rue. L’Etat est responsable de tout ça. Il ne répond pas à ses obligations, il viole ses propres règles. Le droit au logement, il est où ? Pour moi, c’est l’Etat qui fabrique la prostitution. Le bon social, c’est celui de stabilisation. Il faut un toit et un boulot. L’Etat doit nous permettre de sortir de tout ça, mais de sortir vite. Si ça prend un an, ce n’est pas la peine.

Un « processus de réanimation »

Après une agression, je me suis dit, là je vais me faire tuer. Ou finir clocharde. Donc j’y suis retournée mais dans la semaine qui a suivi, j’ai dit stop, j’arrête. Seulement j’étais à la rue.

J’ai cherché sur Internet, associations prostitution, et je suis tombée sur la délégation du Mouvement du Nid. J’ai appelé. Je suis venue à la permanence et j’ai pleuré, pleuré ! Tout est sorti. Moi qui avais déjà contacté tellement d’associations, là je me suis vraiment sentie accueillie. Le Mouvement du Nid est celle qui m’a été le plus utile et pourtant c’est celle qui a le moins de moyens. Je vois aussi un psy une fois par semaine. C’est important de pouvoir pleurer et dire vraiment ce qu’on a envie de dire.

Toute seule, je n’y serais pas arrivée. Quant à l’avenir… Les mecs pour moi, c’est mort. Je ne veux plus en entendre parler. Je n’ai pas d’autre référence que celui qui m’approche pour me donner 50 euros.

Maintenant, tout ce qui compte, c’est de pouvoir écrire. Je suis en train de travailler sur un deuxième tome sur les femmes battues, à partir de l’histoire d’une amie que j’ai retrouvée au bout de 25 ans.

Quand on parle de mon livre, j’ai l’impression que je peux donner de l’espoir. J’ai enclenché le processus de réanimation. Il ne me manque plus qu’un petit appart. Au début de ma vie, je suis partie avec un jeu pourri. Aujourd’hui, je m’aperçois qu’on peut finir par gagner, même avec ces cartes là. J’essaie de garder foi en l’humain ; rien ne se fait sans les autres. Et de ne jamais haïr.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.