Madeleine est gaie, volubile et rit beaucoup. De 2012 à 2019, elle a connu la prostitution pour survivre et financer les études de ses deux fils restés au Cameroun. Pour elle, le parcours de sortie prévu par la loi de 2016, dont elle a bénéficié, relève de la « magie ». A 45 ans, il lui a permis de reconstruire une vie qu’elle aime et surtout d’oublier la peur. La peur au ventre qui l’a tenaillée pendant ces sept années.
La prostitution, ce n’était pas pour moi. Moi, ce que je voulais c’était travailler. Dans la couture, au Cameroun. Si je témoigne, c’est pour d’autres femmes, pour les aider, pour qu’elles puissent décider de quitter. Pour leur dire qu’aujourd’hui, je suis heureuse.
Je ne veux plus me souvenir de ce que j’ai vécu dans cette vie de migrante. Il y a trop de choses : des cachettes dans les réservoirs des voitures, des viols, des menaces… Pour avoir le droit de passer, il faut coucher avec des policiers. C’est l’horreur, je n’ai pas envie d’en parler.
Au Cameroun, j’ai subi pas mal de violences. J’étais mariée, j’avais deux garçons. Mon mari m’humiliait, il me tabassait. Un jour, il a failli me crever un œil. J’ai porté plainte mais la plainte n’a pas abouti. En 2007, je me suis enfuie. Mais il m’a poursuivie et pour sauver ma tête, j’ai pris la route. J’ai pris un bus pour le Nigéria, puis pour le Niger, j’ai traversé le désert jusqu’en Algérie, et d’Alger je suis passée au Maroc. Je ne veux plus me souvenir de ce que j’ai vécu dans cette vie de migrante. Il y a trop de choses : des cachettes dans les réservoirs des voitures, des viols, des menaces… Pour avoir le droit de passer, il faut coucher avec des policiers. C’est l’horreur, je n’ai pas envie d’en parler.
Je suis restée plus d’un an et demi au Maroc. Un jour, j’ai appelé ma tante en France. C’est elle qui a organisé mon voyage. Je suis passée en Espagne en voiture, un ami m’a payé les frais de transport et un marocain est venu me chercher, en faisant comme si j’étais sa femme. En Espagne, j’ai d’abord fait trois jours de garde à vue. Puis on m’a transférée dans le camp de réfugiés de Melilla où j’ai passé trois mois et demi. Une nuit, à 4 heures, la police est venue nous arrêter ; on m’a menottée et j’ai été placée en centre de rétention à Madrid. J’y suis restée 35 jours. Pour ne pas être renvoyée au Cameroun, j’ai dit que j’étais gabonaise (il n’y a pas les mêmes accords)…
L’association Caritas m’a alors récupérée et j’ai pu avoir un hébergement pour deux semaines. Puis elle m’a payé le transport jusqu’à Tarragone où une copine m’a accueillie en déclarant que je vivais avec elle. J’ai travaillé dans un hôtel et je me suis inscrite à une formation de femme de chambre. J’ai eu le diplôme mais comme c’était un boulot saisonnier, je me suis retrouvée sans rien.
J’ai donc passé la frontière française grâce à un couple d’amis que j’avais connus au Maroc. C’était en 2010. J’étais sans papiers mais j’ai travaillé dans une station de ski comme femme de chambre. J’ai pu envoyer de l’argent pour payer l’école de mes enfants qui vivaient avec ma mère.
J’ai pris le train pour rejoindre ma tante à Paris. Elle n’osait pas venir me chercher à la gare d’Austerlitz, elle avait peur de la police. Mais elle m’a hébergée. Ici, en France, si quelqu’un t’héberge sans payer, il finit par te faire des complications. Il fallait par tous les moyens que je puisse financer l’école de mes enfants et ma tante me mettait la pression pour que je dégage de chez elle. J’y suis restée six mois.
J’avais le contact d’une copine rencontrée au Maroc ; elle m’a donné 50 euros. Je lui ai dit, tu fais quoi ? Elle m’a répondu, du business. J’ai un peu compris, j’ai commencé à aller voir les sites de rencontre sur Internet. Mais je n’avais pas de carte bancaire et Vivastreet était payant. Ma copine m’a passé la sienne et je me suis inscrite.
J’ai pris une chambre en sous location et j’ai commencé la prostitution. Très vite, j’ai arrêté pour faire plutôt des ménages dans les hôtels à Paris, sous une fausse identité. Mais on ne m’a pas versé mon salaire. Sans papiers, comment me défendre ? Alors j’ai continué la prostitution. Chez moi, à domicile.
J’ai toujours voulu arrêter
J’ai toujours voulu arrêter. Même avant mon agression. Un soir, il faisait nuit quand je suis rentrée. Devant ma porte, je vois un jeune Africain, ça ne m’inquiète pas, je vivais alors avec un Africain qui venait d’Italie. Je lui ouvre, il me dit que c’est moi qu’il vient voir et me demande pour la nuit. Là j’ai vu que derrière lui, il y avait d’autres hommes. Je lui ai dit de partir, les autres ont poussé pour rentrer, et il y en a un, le plus jeune, il devait avoir 14 ans, qui m’a mis un couteau sur le front.
Il m’a dit « tu veux mourir ? ». Ils voulaient de l’argent. Ils m’ont ligotée et ils ont tout pris : les bijoux, le téléphone, l’ordinateur. J’étais morte de peur, sûre qu’ils voulaient m’égorger. Je venais d’envoyer de l’argent en Afrique, il y en a un qui a dit « elle n’a pas d’argent ». Ils se sont enfuis par la fenêtre. J’ai couru chez un voisin et il a appelé la police. Au bout de deux ans, ma plainte a été purement et simplement classée sans suite.
Quand je n’avais plus rien à manger, et pour payer mon loyer, je faisais encore un ou deux clients. Mais plus jamais après 18 heures, j’étais trop terrorisée. J’ai quitté Paris, complètement traumatisée. Et je suis venue ici, dans cette ville. J’ai continué. Que faire d’autre ? Un jour, je reçois un coup de fil. C’était Richard, un membre de l’association Aides qui entrait en contact avec des personnes prostituées par Internet pour leur proposer un test du sida. Je lui ai dit « Pourquoi vous appelez les escortes ? Nous, on se protège, tandis que chez les couples mariés, on ne sait pas ce que chacun fait de son côté… ».
Richard a été mon ange gardien. Mon téléphone a sonné. C’était une personne du Mouvement du Nid qu’il avait contactée et qui me donnait un rendez vous
On a fait le test – il était négatif -, et on a parlé. J’ai dit que j’étais prostituée parce que j’avais des enfants à élever au Cameroun et que ma mère était malade. J’ai vidé mon sac et j’ai fondu en larmes. Il m’a dit « je ne te promets rien mais on va essayer de t’aider. » En fait, j’allais vraiment très mal. J’étais suicidaire, sans papiers, je me sentais sale, tout ce que j’avais subi enfant, les viols, tout me revenait. La vie était une torture. Quand je voyais un couteau, j’étais tentée de m’ouvrir les veines.
Richard a été mon ange gardien. Mon téléphone a sonné. C’était une personne du Mouvement du Nid qu’il avait contactée et qui me donnait un rendez vous. Ils m’ont reçue à deux. J’ai tout raconté. Et là, le confinement est arrivé. Heureusement, à cette époque, j’ai rencontré l’homme avec qui je vis maintenant. Et la responsable a continué de me donner des rendez-vous en visioconférence.
Grâce aux aides de la Fondation des Femmes, elle m’a fait parvenir 100 € par mois pour manger et 330 € pour payer ma sous location d’avril à juillet. De son côté, mon copain me conseillait de faire une formation pour avoir un diplôme et obtenir ensuite une autorisation de séjour et une de travail. De toute façon, la prostitution, je ne pouvais plus. J’étais à bout. Ce n’est pas à cause du confinement que j’ai arrêté ; c’est parce que continuer était au dessus de mes forces.
En moins de deux semaines, j’ai eu la réponse de la préfète. Positive ! Je me suis retrouvée avec une autorisation provisoire de séjour (APS) et une autorisation de travail de six mois.
A la fin du confinement, en mai, la délégation a constitué mon dossier de demande de parcours de sortie et elle m’a envoyée à la Délégation aux droits des femmes pour une commission dématérialisée. En moins de deux semaines, j’ai eu la réponse de la préfète. Positive ! Je me suis retrouvée avec une autorisation provisoire de séjour (APS) et une autorisation de travail de six mois.
J’ai eu un récépissé et j’ai pu commencer une formation d’agente de prévention et de sécurité. Là dessus, nouveau coup de fil : « Votre appartement est prêt » ! J’ai tout de suite eu les clés. Le lendemain, je déménageais dans un grand studio fourni par une association d’entraide. Au départ, je ne payais rien, c’était la CAF, et maintenant que je travaille, je verse 225 euros.
Au début du parcours de sortie, les 330 euros de l’Afis (Aide financière à l’insertion sociale, NSLR), ce n’était pas assez. Avec mes garçons, ma mère… J’ai complété avec du service à la personne. Ma formation a été remboursée, puis quand j’ai eu mon diplôme, j’ai cherché du boulot. Je me suis présentée dans une boîte qui m’a fait un CDD d’un mois, à l’essai. Je me suis fait héberger chez une copine parce que c’était dans une autre ville. Tout a bien marché, j’ai eu un avenant de trois mois puis un CDI et ils m’ont transférée sur un poste plus près de chez moi.
Je fais des allers-retours, je travaille la nuit mais pour moi c’est le bonheur. Je regarde mon compte à la fin du mois et je me dis que ce n’est plus l’argent des conneries. D’ailleurs, je ne le dépense pas comme je dépensais avant. Dans la prostitution, on te demande 50 euros, tu les balances parce que sais que tu vas les regagner le soir. Maintenant, j’apprends à gérer. Avant, quand j’étais stressée, je sortais la carte bleue. J’achetais pas mal d’alcool, je pouvais claquer pour ça 300 à 400 euros. Maintenant que je travaille, je ne les dépense plus n’importe comment.
Je vis une vraie révolution. Je suis à l’aise dans ma nouvelle vie. J’ai tout changé, même ma coiffure.
Je vis une vraie révolution. Je suis à l’aise dans ma nouvelle vie. J’ai tout changé, même ma coiffure. J’ai coupé mes cheveux au lieu de porter des perruques à 400 ou 500 euros. Après je les donnais à des copines sans réfléchir. C’est fini. Au début, c’est dur de gérer. Depuis deux ans, je porte les mêmes vêtements. J’ai une copine de ce temps là, elle me dit « moi je n’y arrive pas ». Une autre, par contre, a créé son entreprise et elle s’est mariée. Elle m’a beaucoup soutenue ; un jour elle m’a prêté 500 euros. Je les ai pris parce qu’ils n’avaient pas été gagnés dans la prostitution.
Pour tenir, il faut prendre quelque chose
A l’époque, je faisais des « sex tours » de ville en ville. J’allais à Toulon, à Quimper, à Brest, à Orléans, au Mans, à Saint Malo, en banlieue… Je restais trois jours, avec une appli Airbnb. Avec les autres filles, on se rencontrait dans les hôtels. L’habillement, la coiffure… on se reconnaissait tout de suite. Après, on organisait nos voyages en faisant des échanges de logement ; on se donnait des tuyaux sur les villes où ça marchait bien.
J’étais inscrite sur Vivastreet. Au début c’était gratuit. Puis il a fallu payer 10 euros, puis 70 puis 80. Quand Vivastreet a fermé, il a fallu aller ailleurs et payer parfois jusqu’à 350 euros ! C’est cher et en plus, ça augmente le stress.Je n’ai jamais eu beaucoup d’argent parce que je n’acceptais pas tout. Je n’ai jamais fait les trucs qui rapportent beaucoup de fric. C’était une prostitution de famine. Mais je buvais.
Dans la prostitution, je ne pouvais pas passer une journée sans boire. Maintenant que je travaille, plus jamais.
Pour tenir, il faut prendre quelque chose. Même après, on se dit « qu’est-ce que je viens de faire ? » et on boit pour s’enlever ça de la tête. Dans la prostitution, je ne pouvais pas passer une journée sans boire. Maintenant que je travaille, plus jamais. Des clients me proposaient de la drogue, mais j’ai toujours tenu. Certains prenaient de la coke dans des billets de 20 ou de 50 euros qu’ils me laissaient. D’autres m’ont aussi proposé d’en transporter pour 6 000 euros la semaine. Quand j’ai dit non fermement à un habitué, qui payait bien, il n’est plus jamais revenu. Je lui ai dit « je ne vends que mon corps ». J’ai une copine qui a accepté et qui a passé un an en prison.
Ces hommes, ce sont des manipulateurs. Des pervers. Ils sont mariés pour la majorité, ils ont une alliance. Certains sont cinglés, il y en avait un qui volait les strings pour sa collection. Quand un client voulait m’imposer un acte que je refusais, je le menaçais d’appeler la police. En général ils s’en allaient. Ce qu’il faut, c’est les impressionner.
Des épouses m’appelaient parfois, elles avaient vu mon numéro sur le téléphone de leur mari. Certaines fouillent les factures et récupèrent l’historique des appels… Je leur disais, au lieu de m’appeler, demandez lui plutôt ce que mon numéro fait dans son téléphone !
Aujourd’hui, je vis sans peur
La prostitution, c’est la loterie. Il faut avoir de la chance. Le type qui a défenestré une camerounaise à Paris m’a rendu visite. Il m’a appelée, harcelée. J’étais dans un appartement avec plusieurs portes que je tenais fermées pour faire croire qu’il y avait d’autres personnes dans les autres pièces. Quand il est entré, mon sixième sens m’a mise en alerte. Déjà, il fumait, je lui ai dit « c’est interdit ». Et puis il a voulu ouvrir les portes ; je lui ai demandé de sortir. Il avait déjà agressé une copine. Après il a tué cette femme. Aujourd’hui, il est en prison.
Dans la prostitution, il y a tout le temps la peur. Tous les jours.
J’ai vraiment attrapé le dégoût des hommes. Ces types, c’est n’importe qui. Dans la prostitution, il y a tout le temps la peur. Tous les jours. Et le courage aussi. Enfin, le faux courage. Tu exprimes une fausse gentillesse et quand le type s’en va, tu souffles. A chaque fois, c’est un soulagement.
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On se donnait des infos entre filles ; tel endroit, tel homme, avec la description. Quand on ouvre la porte, on sent tout de suite. Quand j’avais peur, je disais non. Cette vie… des femmes meurent ou elles disparaissent et tout le monde s’en fiche. C’est un milieu très dangereux. A Toulon j’avais entendu l’histoire du corps retrouvé dans une valise. C’était celui d’une prostituée, et elle n’était pas du coin, qui sait d’où elle venait.
Pour rien au monde je n’y retournerais. C’est quelque chose qui abime. J’étais devenue complètement parano. Et renfermée, ce qui est le contraire de mon caractère. Je ne parlais plus à personne. J’avais l’impression que tout le monde savait, que c’était écrit sur mon front.
Etre traitée de « sale pute », c’est dur pour toutes les femmes. Mais pour nous, à plus forte raison, c’est le fond de l’horreur. Et les gens pensent qu’on gagne plein de fric, que ça tombe du matin au soir. C’est faux. On peut passer deux jours sans un euro. Des fois, je restais une semaine sans faire un client.
Je trouve formidable qu’on m’ait donné les moyens de ne pas y retourner. Je viens de signer mon CDI, j’ai eu mon code, j’ai le projet d’acheter une voiture.
Maintenant, tout a changé. J’ai obtenu des papiers pour 6 mois renouvelables. Mon parcours de sortie va bientôt atteindre les deux ans. Je trouve formidable qu’on m’ait donné les moyens de ne pas y retourner. Je viens de signer mon CDI, j’ai eu mon code, ensuite j’ai le projet d’acheter une voiture.
Des papiers, un logement… je construis. Ici. Parce qu’ici, c’est ma ville de naissance ! Quand tout sera en place, le titre de séjour, une maison, je retournerai au Cameroun voir mes enfants que je n’ai pas vus depuis douze ans (sauf en visio), et maintenant mes petits enfants parce qu’entre temps je suis devenue mamie. Aujourd’hui, mon grand est policier. Mais pour ça, il a fallu acheter la place. 1500 euros pour avoir une formation et un poste…
Aujourd’hui je vis sans peur, sans stress. Je dors bien et je ne fais plus de cauchemars. J’ai vu une psy et ces séances ont été très importantes pour me remettre debout. Et puis avoir un travail, pour moi c’est magique. Rien à voir avec le « travail du sexe ». Les hommes t’utilisent, c’est tout. Ce n’est pas un travail. Et à la fin, tu n’as plus rien.
Le Mouvement du Nid et ce parcours ont changé ma vie.
Avec le parcours de sortie, j’ai coupé les ponts avec plein de copines que j’avais pendant mes années de prostitution. On n’a plus du tout la même vision des choses, les mêmes réflexions. Elles vont me raconter quoi ? Je leur dis que je suis très occupée. J’ai essayé d’entraîner l’une d’entre elles pour qu’elle en sorte, mais elle le prend mal ; c’est comme si je l’insultais.
Le Mouvement du Nid et ce parcours ont changé ma vie. Comment décevoir des personnes qui vous aident à ce point ? J’ai tellement envie de dire aux autres femmes que ça vaut le coup de sortir de tout ça. Il faut qu’elles osent décider, qu’elles soient conscientes de ce qu’elles valent et de ce qu’elles veulent faire de leur vie.