Les faits se sont déroulés entre 2001 et 2010, neuf années où Mariana n’a pas pu revoir sa fille, restée en Roumanie. Victime d’un réseau, Mariana s’échappe, mais une dénonciation mensongère la fait accuser elle-même de proxénétisme et menacer d’extradition. Grâce à sa rage de vivre et avec l’aide associative, elle est finalement reconnue comme victime de la traite. Aujourd’hui, Mariana vit en France avec sa fille, elle a un emploi, un compagnon et l’avenir devant elle.
Je vivais en Roumanie, chez ma sœur, avec ma fille de huit ans. C’était en 2000. Je travaillais un peu dans le commerce, dans la couture, dans un restaurant aussi dont le patron me faisait des avances sexuelles. Pour garder son boulot, il fallait y passer. J’ai refusé et je me suis retrouvée sans travail.
En 2001, j’ai reçu un coup de fil d’un ami qui m’a demandé si je voulais aller en France. Je lui ai demandé pour quoi faire, il m’a dit, tu feras ce que font les autres
. Moi, tout ce que je voulais, c’était partir ; n’importe où ; par tous les moyens ; sortir de la misère.
Cet ami, j’avais grandi dans le même quartier que lui, dans la région des Carpates. Je ne me suis pas méfiée, ou je n’ai pas voulu comprendre. J’avais bien quelques doutes parce qu’il vivait de magouilles et qu’il appartenait à une grande famille de gitans dont tout le monde avait peur (même la police), mais je pensais que j’atterrirais dans un bar, ou que je serais danseuse, ou que j’aurais à voler dans les parc-mètres.
Là-bas, c’est la corruption, la mafia. Je n’avais pas de passeport à l’époque, mais j’en ai eu un très vite. C’est lui qui l’a fabriqué. Son frère est ensuite venu me chercher. Il m’a emmenée en voiture jusqu’à la frontière hongroise. Là, un autre homme m’a récupérée, un Hongrois qui m’a conduite jusqu’à Strasbourg. Un autre m’y attendait ; il était dans une voiture avec une autre fille. Celui-là m’a emmenée à Paris. Je ne réfléchissais pas, je ne pensais qu’à une chose : à ma fille. Je l’avais laissée chez ma sœur et la séparation avait été très dure. Mon idée, c’était de travailler six mois et de rentrer.
Nous sommes arrivés à Paris à dix heures du matin. L’homme m’a emmenée dans un appartement. Il y avait une fille, dans les 18 ou 19 ans, un peu bizarre ; je l’ai vue s’habiller et elle est sortie en disant : je vais travailler. Immédiatement, j’ai compris. J’ai senti une boule dans mon estomac. D’habitude, je pose des questions ; mais là, j’étais sous le choc.
Le frère de l’ami qui m’avait proposé de partir habitait cet appartement ; il y avait aussi la fille avec qui j’étais venue et celle que j’avais vue en arrivant. Nous étions trois jeunes femmes avec cet homme. C’était en octobre 2000. Le lendemain, il nous a demandé de nous préparer et nous a emmenées Porte de Bagnolet. Plus tard, en janvier, trois autres filles, très jeunes, sont arrivées.
Au début, il a joué les gentils. Puis, très vite, il a changé de registre. Lui, ou un de ses amis, nous surveillait en voiture. Nous avions ordre de ramener au minimum 2 500 euros par nuit. Si on restait plus de cinq ou six minutes avec un client, on était traitées de tous les noms. Il n’arrêtait pas de me menacer : il allait brùler ma maison, violer et tuer ma fille. Un jour, il nous a donné de l’argent pour acheter des vêtements sexy. Avec, j’ai acheté un téléphone. Il a fait un scandale. J’ai appelé son frère en Roumanie. Il m’a raccroché au nez.
La fille qui était déjà là quand je suis arrivée était en couple avec lui. C’était une gamine et elle s’était fait avoir. Elle espérait qu’il allait lui acheter une maison, une voiture… Tout ce qu’elle a obtenu, c’est d’être battue, massacrée. Plus tard, quand je me suis enfuie, elle m’a suivie. C’est elle qui m’a appris à dire quelques mots de français.
Les agressions, la peur
Une nuit, dans un parking, j’ai été agressée par deux types avec des cagoules. Ils m’ont mis le couteau sous la gorge et m’ont laissée là, seule, toute nue. C’était atroce. Je pensais à ma fille. Trois fois, j’ai été agressée ; les deux autres fois dans la rue. Une fois, c’était un groupe de quinze à vingt types. Je me suis mise au milieu de la rue et je suis montée dans une voiture. Ce milieu, c’est la peur tout le temps, les agressions, le racket. On ne sait jamais sur qui on va tomber. À chaque fois que je montais dans une voiture, je me disais : il peut me tuer.
Je me suis mise à boire. Quand on est bourrée, on n’a plus peur. Une fois, j’étais bourrée justement ; du coup, je ne me suis pas méfiée. Un type a sorti un flingue et m’a demandé mon argent. J’ai hurlé et il s’est sauvé.
J’avais des problèmes avec le proxo. Après ma dernière agression, je ne voulais plus monter dans une voiture. J’ai vu des filles prendre des risques terribles. Je me souviens d’une qui est montée dans une voiture et qui en a sauté au bout de cent mètres, le visage en sang.
Les clients, l’égoïsme avec un grand « E »
Les clients, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Je ne parlais pas le français. Face à eux, je me sentais pire qu’une serpillière. Nulle. Zéro. J’avais quelques habitués, une dizaine. L’un me caressait, c’est tout. C’était un immense soulagement. Certains m’invitaient au restaurant. D’autres me disaient qu’ils allaient me sortir de là. Comment aurais-je eu confiance en eux ? Ceux en qui j’avais eu confiance m’avaient vendue.
Je garde une image abominable des mecs. L’immense majorité, c’étaient des hommes mariés. Ce qui les définit, c’est l’égoïsme avec un E majuscule. Les hommes, c’est l’égoïsme, toujours. Je suis bien placée pour le savoir.
Pendant cette année de prostitution, il y avait une femme du Mouvement du Nid[Le [Mouvement du Nid est une association de soutien aux personnes prostituées. Il est l’éditeur de la revue Prostitution et Société et de ce site.]] qui passait, Marie, mais je ne voulais pas lui parler ; je sentais l’alcool, j’avais honte.
De toute façon, là dedans, on se méfie de tout le monde. Un jour, elle m’a laissé son numéro de téléphone. J’ai dit au proxo que c’était une cliente qui me voulait pour son mari ; c’était crédible, il y avait des femmes qui venaient me voir pour m’offrir à leur mec en guise de cadeau. C’est la présence de Marie, toutes les semaines, qui a fini par me mettre en confiance. Un soir où j’étais à bout, elle a essuyé mes larmes. Elle a entendu mon appel au secours.
En tout, je suis restée sur le trottoir pendant treize mois. Tous les jours, sans exception. De 22h00 à 5h00 du matin. Je buvais une bouteille entière de vodka par nuit. Les clients, ils s’en foutaient.
Celle avec qui j’étais venue s’est sauvée un jour avec un client. Moi j’ai fini par appeler Marie. Avec l’autre fille, on est allées la voir ; on a pris nos fringues et on s’est sauvées.
Mais il fallait faire attention aux représailles. En Roumanie, ma fille a été visée deux fois ; une fois, alors qu’elle sortait de l’école, un homme l’a menacée de viol. Une autre fois, elle a été giflée par un inconnu. Je l’ai appelée tous les jours dès que j’ai pu. Avant, je n’y arrivais qu’une fois par semaine, en cachette.
J’avais un client régulier qui me payait mais qui ne me touchait pas. Il est devenu mon compagnon et nous avons vécu ensemble pendant treize ans. Ce n’est que vers la fin que j’ai pu commencer à lui faire confiance.
Accusée de proxénétisme
Il y avait un an que j’avais arrêté. J’avais un logement, un emploi. Et j’ai été jetée en prison. J’ai tout perdu. Je n’ai gardé que mon compagnon et Marie.
Une fille du réseau a porté plainte contre moi pour proxénétisme. Elle avait voulu retourner en Roumanie parce que ça s’était très mal passé avec un client, mais elle avait de faux papiers et elle a été mise en prison. On avait toutes peur de dénoncer nos proxos, on savait trop quels risques on aurait pris avec nos familles en Roumanie. Alors elle a préféré dire que c’était moi la proxénète. J’ai donc été recherchée par Interpol.
Un matin, je suis partie au travail – je venais de signer un CDI – et la directrice est venue me chercher avec un air bizarre. Elle m’a expliqué que des policiers voulaient me voir. Ils ont sorti une photo de moi et m’ont dit que j’étais recherchée pour proxénétisme et trafics. Ils ont voulu me passer les menottes. La directrice était en pleurs et les a suppliés de ne pas m’emmener.
En prison, où j’ai passé près de neuf mois, j’avais des envies de meurtre. Je voulais me venger. Et puis, j’ai pris des cours de français, je me suis fait des amies. Nous étions cinq dans notre cellule, quatre asiatiques et moi. J’ai travaillé à l’atelier, j’ai eu un petit salaire. J’avais mes liens avec Marie et avec l’aumônier de la prison. On me ramenait des cigarettes, du bon café. J’ai été respectée. Personne ne m’a jamais fait de fouille au corps.
Tout recommencer à zéro
À la sortie – Marie avait réussi à m’obtenir une libération conditionnelle – j’ai dù tout recommencer à zéro. Il a fallu que je retourne au foyer qui m’avait accueillie à ma sortie de prostitution. J’ai donc été reprise par l’entreprise d’insertion où j’avais déjà passé huit mois. Sans ces gens qui m’ont donné leur appui, je ne sais pas comment j’aurais pu m’en sortir.
Au foyer, les autres femmes m’ont fait beaucoup de confidences. Il y avait une fille, dans un état critique, qui avait été dans la rue. J’ai été contente et fière de lui dire que c’était possible de s’en sortir. Depuis j’ai commencé à faire du bénévolat dans un foyer d’accueil.
C’est juste après ma sortie de prison que j’ai décidé de porter plainte contre le réseau. Chaque mec avait cinq ou six filles. Il y en a un qui a pris huit ans de prison. Mon proxo, lui, n’a pas été arrêté. Je l’ai croisé une fois, à la foire du Trône. J’ai paniqué, je me suis mise à pleurer. Il ne m’a pas vue. Il m’a traitée comme une moins que rien, c’est à cause de lui que j’ai fait de la prison, et lui il est dehors.
Moi, pendant trois ans, j’ai dù aller chaque semaine au commissariat parce que j’étais sous contrôle judiciaire. Je ne pouvais pas rentrer en Roumanie, là-bas j’aurais pris dix ans de prison. Toute cette histoire a duré neuf ans. Neuf ans pendant lesquels je n’ai pas revu ma fille !
Personne à qui faire confiance
J’ai le sentiment d’avoir été détruite. Dedans, on tient. C’est quand on s’arrête que ça craque. J’ai gardé des traces. Après, je n’avais aucune idée de ce qu’était le plaisir. J’avais été forcée, tout le temps. Même maintenant, j’ai encore des douleurs lors des rapports sexuels. J’ai aussi subi une opération à l’ovaire ; je me demande si ce n’est pas à force de m’être lavée à l’eau glacée.
Tout est resté gravé en moi, comme sur un disque dur. La solitude. Le froid. La mini-jupe. Ne pas pouvoir parler à quelqu’un. N’avoir personne à qui faire confiance. Même aujourd’hui, je n’ai pas confiance. Je sens les gens, les ondes. J’ai des antennes. J’ai toujours l’idée que la personne peut me faire du mal.
Aujourd’hui, je travaille dans le commerce, je suis au contact de beaucoup de gens mais quand je sors dans la rue, j’ai toujours aussi peur de tomber sur un ancien client. Ça m’est arrivé une fois, dans un restaurant. C’était flou, mais j’ai reconnu le patron. J’ai été envahie par la honte. Les clients, ils s’en foutent, ils viennent la nuit. Mais nous, on les revoit en plein jour. On a des fiches de paie, on est fière d’avoir franchi tout ça et on tombe sur un mec qui vous a payée ! Dans le métro ou dans ma boutique, il m’arrive de repérer un visage de là-bas. Je baisse la tête.
C’est un choc, un traumatisme qui ne m’a jamais complètement quittée, même des années après. Il y a quelques mois, j’ai fait une dépression. Je suis devenue parano. J’ai toujours l’impression que quelqu’un va arriver derrière moi et me jeter sur les rails du métro.
Maintenant, j’ai la haine de la Roumanie. Si je pouvais rayer ce pays de la carte, je le ferais à l’instant. C’est la France qui a fait que j’ai pu récupérer ma fille. J’ai obtenu ma carte d’identité française pour dix ans, et il me faudrait un passeport. Je n’ai plus aucun papier roumain. La France, je fais plus que la respecter, ce sont des Français qui m’ont aidée ; je ne supporte pas les étrangers qui se permettent de la critiquer.
Aujourd’hui, j’ai envie d’être utile à des personnes qui ont vécu ce que j’ai vécu. Pour ça, je serais prête à aller en Chine à pied. L’autre jour, j’ai vu des filles à un rond-point. J’avais tellement envie de m’arrêter pour aller leur parler ! Mais j’étais avec quelqu’un qui n’est pas au courant et je n’ai pas bougé.
Tout de même, maintenant, je suis capable de témoigner ; de me contrôler. En racontant mon histoire, je n’ai pas fondu en larmes. C’est un grand progrès.