Rosalie : « J’ai survécu et c’est déjà beaucoup »

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Rosalie a 28 ans, elle est grande, sportive, pleine d’humour. Le récit éprouvant qu’elle livre,  douze ans après les faits, donne à ce qu’il est convenu d’appeler la prostitution des mineures l’épaisseur du réel ; d’autant que ces faits ont eu lieu en France, presque «  sous nos yeux  ». Chaque jour, dans notre pays, des hommes violent sans état d’âme des jeunes filles de 15 ans livrées par des trafiquants.

J’ai vécu des choses horribles. On m’a terrorisée et violentée. J’ai souffert d’amnésie traumatique pendant des années. Aujourd’hui, je suis là. Je suis en vie. Je veux que les gens sachent et que mon histoire soit connue. Je veux dire qu’on peut s’en relever, même si c’est difficile. J’ai survécu et c’est déjà beaucoup.

J’ai grandi dans une famille bourgeoise classique, avec des parents médecins et une grande famille. J’étais la troisième de quatre enfants. Mon père avait fui le communisme en Europe de l’Est. Il était une figure d’autorité, de réussite et de connaissances, pour moi et pour tous ceux qu’il croisait sur sa route.

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J’ai été victime d’inceste toute mon enfance et adolescence, sans que mes parents ne voient ce qui se passait. La première fois, j’avais deux ans et demi, par un de mes oncles. Il s’en est pris à moi plusieurs fois jusqu’à mes 9 ans. Ensuite mon frère, de mes 9 ans à mes 15 ans. Il n’avait qu’un an et demi de plus que moi mais c’était un garçon, il avait des droits que je n’avais pas alors que j’avais beaucoup de devoirs.

J’étais la première fille, celle qui supplée la mère et à qui on n’apprend pas à jouer.  On se moulait dans la volonté de nos parents sans pouvoir réellement exister. Ils avaient réussi socialement, et nous devions faire de même.

Chez nous, il n’y avait pas droit à la colère, il fallait que tout aille bien. Extérieurement, c’était une famille parfaite, un cocon. D’abord je n’avais pas les mots pour dire ce qui s’était passé  ; je ne comprenais pas ce qui se passait autour de moi et je me suis réfugiée dans le silence et dans une incompréhension qui grandissait au fur et à mesure des années. Je n’allais pas bien du tout mais comme personne ne réagissait, je ne m’en rendais pas compte. 

Culture du silence

Je me suis construit des masques et je n’ai rien dit. Notre famille avait la culture du silence, on ne parlait que des évènements de la vie mais jamais des émotions. Mes parents essayaient toujours de dire que ce n’était jamais la faute à personne, qu’on ne pouvait pas juger. Mais du coup, les lignes étaient floues et c’était difficile de savoir ce qui se faisait. 

Mon frère était un génie pour moi. Il me paraissait brillant, intelligent, à côté je me sentais idiote, nulle, incapable. Il l’a utilisé contre moi. J’étais en CM2 quand tout a commencé. En cinq ans d’inceste, j’ai tout subi. Il a testé sur moi tous ses fantasmes, tout ce qu’il pouvait imaginer ou probablement voir dans les vidéos porno. 

A 14 ans, il m’a violée avec un copain… La maison était grande, le coin des filles était loin de celui des parents et on était souvent seuls. Chez mes grands-parents, même problème. Les vacances c’était l’enfer. L’inceste a duré jusqu’à ce qu’il quitte la maison, quand j’étais en seconde. 

Quand il est parti, j’ai sombré dans le désespoir et la solitude, je ne faisais que ressasser ce qui s’était passé. Il était le seul qui partageait avec moi ces secrets. C’était gravissime mais c’était un lien qui était devenu vital. J’étais agressée encore et encore mais avec le temps, et parce que c’était mon frère, j’ai eu besoin de cet imaginaire «  positif  », d’être «  importante  » pour lui. La réalité était beaucoup trop violente.  Tout s’est rejoué ensuite avec mon proxénète  ; les mêmes mécanismes d’abus. En pire. La même emprise, avec la prostitution en plus.

L’emprise proxénète

J’ai rencontré mon proxénète à une soirée, via une fille de ma classe. C’était à la fin de la seconde, mon frère venait de commencer à sortir avec une fille. Par contre, je n’ai jamais prononcé le mot «  proxénète  » avant mes 25/26 ans et pas plus le mot «  prostitution  », le vocabulaire utilisé était très «  normal  ». Je pense que les seuls qui parlaient de  prostitution, c’était les clients et pour m’insulter.

Cet homme, 25 ans, avec l’air extrêmement sûr de lui -il s’avèrerait être un psychopathe, m’a demandé de coucher avec lui pour de l’argent. Il faut dire qu’il couchait avec quasiment toutes les personnes qu’il rencontrait. J’avais 15 ans. Je croyais que je savais ce que c’était le sexe, de par mon frère. J’avais une colère froide qui ne voulait pas partir. J’ai dit oui par dégoût de moi-même. 

Quand il m’a dit que c’était pour l’argent, j’étais médusée mais j’ai trouvé ça presque drôle. En y allant, j’avais le sentiment de vivre une aventure, de faire quelque chose de fou, j’avais peur aussi. Mais cet argent c’était du poison. D’ailleurs, je l’ai donné à un SDF, j’ai eu envie de pleurer en l’ayant, je n’ai pas voulu regarder mes mains, qui me brûlaient. Ce moment a été une atteinte profonde à mon intégrité, à ma dignité, à mon âme.

Mon proxénète n’était pas violent proprement dit au début, disons qu’il était très directif. En fait, je pense que j’avais besoin d’un père, d’une figure adulte. J’étais si petite, je m’en rends compte maintenant, d’autant que les violences de mon frère m’avaient empêchée de grandir «  normalement  », on est si jeune à 15 ans. J’éprouvais une certaine attirance, un mélange de peur et d’excitation. L’emprise était «  facile  » après autant de violence dans ma famille.

Il m’a prostituée pendant neuf mois. Il avait une armoire de fringues pour femmes complètement dingue. Il «  m’apprenait  » les techniques, il me rabaissait systématiquement, il me disait que je faisais tout mal, il me faisait mal, il me disait d’apprécier la douleur comme plaisir, ou d’apprendre à faire avec. 

Il testait ses sex-toys sur moi, il me faisait subir les pires horreurs pour voir combien je tenais, il me vendait plus cher parce que je pouvais « tenir  », je devais toujours faire avec lui comme si j’étais chez un client. En fait, c’était une torture, qu’il m’imposait sous couvert d’un besoin futur de «  savoir-faire  ». J’ai souffert le martyre à cette époque-là.

Pendant ma période «  d’apprentissage  », il me payait des sommes ridicules. Mais il y avait toujours échange d’argent, et un dénigrement permanent. Je n’étais pas sa copine, je cherchais des connections, des liens, et je repartais en me sentant immonde  ; je suis devenue addicte à l’intensité de toutes ces tortures. 

Un réseau très organisé

L’argent, je n’en voulais pas  ; je le mettais dans le tiroir avec le liquide de mes parents. Ce que je cherchais, c’était le réconfort, le partage, le lien. Mais le lien «  sécure  » pour moi, c’était par l’agression. J’étais dépassée, subjuguée. C’était soit ce lien délétère, soit le suicide.

Mon proxénète, ce n’était pas son premier rodéo. Il s’agissait d’un réseau très organisé avec beaucoup de hiérarchie, de jalousies, de crasses. Il avait quelqu’un au-dessus de lui, qui gérait le quartier. Il y avait une autre fille avec nous, environ 22 ans, et plus tard un autre type complètement taré, une enflure. Une autre mineure était exploitée en même temps que moi.

Après cette phase avec eux, il m’a dit que j’allais aller voir des femmes. C’était une tactique pour éviter de me braquer, parce que je me sentais un peu moins en danger avec les femmes. J’ai aussi dit oui à cause des viols incestueux que j’avais vécus. Après, j’ai du aller chez des hommes. Il prenait des photos de moi, certains clients aussi. Est-ce qu’il s’en servait pour des annonces, je ne sais pas. Je l’entendais au téléphone avec des clients. Les pires, c’était les réguliers et les groupes  ; ils savent qu’ils peuvent dépasser les limites. Mon proxénète avait cette règle  : tu ne peux pas dire non, tu dis «  oui mais ça coute plus cher  » et le mec doit décider si c’est oui ou non. Et moi j’encaissais la décision.  J’avais 15 ans  !

Mon proxénète m’a aussi mise dans un hôtel. Les mecs défilaient. «  Moi je veux ça  », «  je veux ça  ». Je devenais folle. J’ai pensé mourir, me suicider, mais j’avais un instinct de survie qui était dingue. Je «  préférais  » encore aller chez eux. Ça voulait dire moins de personnes dans la journée, même si ça durait plus longtemps à chaque fois et qu’il fallait résister. Mon proxo attendait dans la voiture. Deux fois, ils m’ont envoyée en club. Pas de problème pour entrer, même mineure… 

Je devais faire un certain montant par nuit  ; au début on essaie de contrôler et à la fin, on accepte tout. Il y avait aussi des journées chez mon proxénète où j’étais là pour coucher avec qui voulait ou un groupe de mecs qui payaient pour avoir plusieurs heures avec moi. Je sortais de là à l’envers. Je ne comprends plus rien, même pas si c’est le jour ou la nuit, comment je m’appelle, je ne sais plus qui je suis et je suis muette. 

Certains demandent des mineures

J’avais un corps de femme (j’étais grande et je faisais des compétitions de gym) mais un visage d’enfant. Certains hommes demandaient clairement des mineures, les autres ne se posaient aucune question. Mon proxénète me disait à l’avance à quels hommes dire ou ne pas dire mon âge. Sur des centaines, un seul s’est s’offusqué en découvrant mon âge. Quand il  l’a appris, il a été effaré. Mais il n’a rien fait. Il s’est contenté de me dire qu’il changerait de proxénète (!).

En prostitution, j’étais dans le contrôle. Débranchée de moi-même. Tout est hyper organisé et imposé par mon proxénète (il vérifiait avec les hommes après)  : tel prix pour tel acte, fellation, pénétration, sodomie, quelles paroles prononcer. On n’enlève pas ses chaussures, pour pouvoir fuir. On ne s’endort pas et on essaie de ne pas tomber dans les pommes.

On essaie au maximum de ne pas avoir d’orgasme et si on en a, on ne se laisse pas aller parce que c’est dangereux. Je connais des centaines de règles comme ça. Mais chaque mec, chaque parole, chaque violence, chaque pénétration a laissé une trace en moi.

J’allais encore en cours au lycée, en première, jusqu’à 16h30. Puis j’enchaînais. J’ai eu de mauvaises notes pendant mon temps de prostitution mais après j’ai fait un Bac S option internationale spécialité mathématique. J’allais chez mon proxénète après le lycée. Je mentais à mes parents, je racontais que j’allais dormir chez une amie le weekend, tout avait l’air normal. Ils n’ont rien vu. 

Mon père était déprimé, ma mère «  gérait  ». Pas de place pour les émotions. Je rentrais à la maison le soir. J’avais 45 minutes de bus, donc le temps de me  remettre en ordre, d’oublier ce que j’avais fait dans la journée. C’est tellement impossible qu’on minimise et qu’on ne se souvient que des bonnes choses. Donc, on y retourne. Y retourner maintient cet «  oubli  ». Tout plutôt que le vide et l’extrême solitude. J’avais une double vie.

Je vivais complètement dissociée. C’était tellement violent. Le fait d’être pénétrée, de devoir être nue et de voir l’autre à poil.Certains mecs sont plus violents que d’autres. Mon proxénète m’envoyait voir plusieurs personnes à la fois pendant des durées variables – ils payaient plus cher, alors c’était «  rentable  ». Je tombais dans les pommes. Ca m’arrivait de ne plus pouvoir bouger après qu’ils aient fini, au point où on devait me porter sous la douche et je m’y «  réveillais  ».

Trois fois, j’ai été enceinte

Ces hommes, ils vont du narcissique au sociopathe, mais pour la plupart ils ont des émotions, des pensées, des réflexions. Ce ne sont pas des personnes qui ne contrôlent pas ce qu’ils font, au contraire. Ils franchissent une limite qui casse quelque chose en eux et ils ne font que recommencer pour chercher le pire, le fond.

Sauf que l’humain est capable de choses ignobles et le fond peut pousser très très loin. Au fond le mécanisme de dissociation que je répétais pour me maintenir en vie était similaire à celui de violer encore et encore pour rester dissocié, à la limite près que c’était leur décision de faire ça alors que je jouais ma survie. C’est une catastrophe.

Trois fois, j’ai été enceinte, dont une fois de mon frère et deux fois pendant le trafic. Mon proxénète enlevait le préservatif et il me donnait la pilule du lendemain. Deux fois, j’ai avorté. La deuxième fois a été terrible. J’ai pété un câble, je pleurais tout le temps. Il m’a envoyée chez sa «  cheffe» qui m’a fait terriblement mal. Si je ne voulais plus me prostituer, on m’a fait comprendre que je pouvais faire du porno. En fait, c’était déjà sûrement arrivé avant, mon proxénète avait du me filmer. 

Deux fois, j’ai tourné du porno pur et dur. Epilation, coiffure, maquillage, tatouages… C’est hyper traumatisant. La deuxième fois, j’ai tenté de me suicider  ; mon proxénète distribuait de la drogue, j’ai pris trois fois la dose. Là, il a accepté que j’arrête. Si les choses avaient continué, je serais morte. C’est une humiliation monstrueuse. J’ai vu la vidéo, j’ai hurlé de douleur et de choc, mais c’est comme parler à un mur, personne ne semblait comprendre qu’il y avait un problème. Ou alors c’est moi qui n’étais «  pas assez forte  ».  Le trauma est toujours là.

Après, j’étais terrorisée à l’idée de tomber enceinte, mais j’étais aussi tellement traumatisée que je revenais comme pour essayer de comprendre et ne pas mourir. Mon proxénète m’attachait au radiateur et me laissait dans un coin pendant qu’il faisait sa vie. Il m’a mis dans une cage une fois aussi. Un jour, j’ai du faire comme si j’étais un chien, avec une laisse autour du cou, etc. Le coup du chien a été la fin.

Mon cerveau a disjoncté. J’en ai oublié mon prénom, je parlais comme une toute petite fille. Ils m’ont mise dans la douche puis dans le bus. J’ai oublié leur existence pendant plusieurs semaines. Quand je suis retournée les voir parce qu’ils sont remontés à ma mémoire, mon proxénète m’a dit «  casse toi  » et je suis partie.

Le temps de l’amnésie

Seule avec mes parents et ma petite sœur, je me suis accrochée à mes études et j’ai commencé à oublier. Amnésie traumatique. Le reste de ma vie a repris le dessus. J’étais en classe Option International au Baccalauréat, en première S, je voulais au moins réussir ça. Parler anglais dans ma tête créait une sorte de lieu protégé. Et une prof de l’époque m’a aidée à remonter mes notes, ce qui a contribué à me sauver.

Donc, à l’époque, j’ai ma prof, les compètes de gym, mon frère n’est plus là, c’est une bouffée d’air. J’établis de nouvelles relations, je parviens même à hurler une fois sur mon père en criant que ça ne va pas et il m’aide un peu. Et puis l’année d’après, mon frère revient. Je ne mange plus, je ne dors plus, c’est la panique totale. Il recommence, il est addict et de plus en plus violent. Au bout d’un moment, je demande qu’il arrête de venir tous les soirs et il accepte. 

En mai, il rencontre sa copine (ma meilleure amie du lycée (!))  et les choses se calment plus ou moins. Je passe mon bac dans un état émotionnel pitoyable, je perds dix kilos mais tout le monde a l’air de trouver ça plus ou moins «  normal  » (une sorte de crise d’adolescence  ?).

Après le lycée, je fais deux ans de droit puis un an d’Erasmus. Je suis amnésique. La première année où je vis à Paris, je suis agressée par un manipulateur  ; il est violent. Comment être en sécurité  ? Ca peut arriver même adulte  ? Je vais voir une psy qui me demande à la première séance si j’ai vécu des violences sexuelles dans mon enfance. C’est trop frontal, je prends la fuite.

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Une relation d’un soir fait tout exploser

Mon père meurt, c’est un deuil très difficile. J’entame et réussis un cursus d’avocate, je pars à l’étranger, j’ai un copain mais on est co-dépendants et c’est plein d’amour sans vraiment être juste ni pour lui, ni pour moi… Et je commence à lire des choses sur le viol. Même si j’ai oublié, il y a des impacts sur tout ce que je vis.

C’est une relation d’un soir avec mon prof de théâtre, avec qui je me sens en sécurité, qui fait tout exploser dans ma tête. Je largue mon copain et j’entre dans une période de joie et de tristesse incontrôlable. Au bout d’un moment, je suis tellement perdue et malheureuse qu’il faut absolument que je trouve un psy. Je cherche sur Internet et j’en trouve un à qui j’écris deux fois par jour pendant plus de huit mois au début sans même mon nom ni ma photo. 

Peu à peu, les choses remontent, l’inceste d’abord mais je fais des cauchemars d’une violence inouïe liés à la prostitution. Je le vois toujours, j’ai réussi à lui parler sur zoom et je l’ai rencontré. Il est vraiment impliqué dans ma survie.  J’ai une gratitude infinie pour cet homme qui est toujours moteur dans ma reconstruction.

Peu à peu, l’amnésie commence à se dissiper. C’est d’abord des sensations  ; puis des images  ; des mouvements du corps, des paroles sur l’inceste. Je passe quasiment un an et demi à ne parler que de ça à mon psy. J’ai environ un souvenir par jour. Et un jour où je croyais que ça allait s’arrêter, j’ai eu le souvenir du prénom de mon proxénète. Depuis, les souvenirs reviennent toujours.

Quand je me souviens, je me mets parfois à parler à mon proxénète ou autres personnes «  présents  », à réagir physiquement et à presque convulser sur mon lit. Littéralement, mon corps parle. Au début, je suis complètement dissociée et je parle de cette expérience à la troisième personne, mon cerveau n’arrive pas à assimiler que j’ai survécu à tout ça, tellement la douleur émotionnelle est grande. 

Dissociation / régression

De par cette dissociation dite «  d’identité  » liée aux viols, je peux régresser et retrouver des souvenirs de ma toute petite enfance. D’ailleurs, j’ai toujours eu une sorte de souvenir du viol que j’ai subi toute petite, mais mon souvenir était mélangé avec celui de mon agresseur (identification à l’agresseur) et j’ai toujours cru, même toute petite, que j’avais fait du mal à quelqu’un.

Je me sentais dangereuse et sale parce que je ne comprenais pas que j’étais la victime. J’étais donc incapable de me protéger et je pensais mériter ce que je vivais. Mon proxénète a clairement surfé sur cette vision que j’avais de moi, qui le servait dans ce qu’il voulait faire de moi  ; les viols de mon frère aussi étaient «  pratiques  » pour lui, et il était au courant de ce qui m’était arrivé.

Le lien entre ce souvenir de viol bébé et la prostitution était tellement présent que pendant la prostitution, je régressais à l’âge de bébé où on ne parle plus et on regarde les autres avec une grande naïveté. J’observais ces adultes avec une incompréhension totale. Aujourd’hui, travailler sur tout ça, c’est guérir la petite fille et l’adolescente que j’ai été, qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.

C’est en avril 2021 que me reviennent mes premiers souvenirs de prostitution. Je distingue alors trois périodes, celle que j’appelle «  pink  », mon «  apprentissage  », puis la «  red  » où je suis dans le contrôle (les actes, les prix), enfin la «  spike  » où je suis fracassée. Puis je me rends compte que la violence était partout et que les phases se mélangent. J’ai minimisé pour survivre.

Mes parents croyaient en moi

Si je n’avais pas avorté, je serais encore dedans. L’avortement pour moi, c’était me rendre compte que quelque chose n’allait fondamentalement pas  ; puisque l’acte sexuel peut créer un enfant, alors comment me protéger et quelle horreur pour cet enfant, il a fallu que je me batte pour ne plus risquer ça pour moi et pour «  lui  ». Ce qui m’a sauvée aussi, c’est que mes parents ne savaient pas. Ils croyaient en moi, ce qui est fondamental.

Je n’ai pris de drogue qu’occasionnellement  ; ou des shots de vodka pour me désinhiber. L’autre mineure qui était avec moi était shootée aux drogues dures, elle se laissait mourir et n’avait pas vraiment de famille. Moi je devais rentrer à la maison pour dîner. Mes parents étaient sourds et aveugles mais ils gardaient une sorte de cap pour moi, et il n’était pas question de ne pas faire d’études ou de se laisser aller.

L’inceste, j’ai fini par en parler à ma mère il y a un peu plus d’un an. Elle est restée droite, tétanisée, et elle a dit  : «  Toute ma vie s’effondre  ».  Mon autre frère et ma sœur aussi sont au courant de l’inceste.

Mais à aucun, je n’ai parlé de la prostitution.Quelques jours avant de mourir, mon père m’a dit « quand tu étais ado,  tu n’écoutais pas, c’était comme si tu n’étais pas là  », j’étais amnésique à l’époque et j’ai esquivé le sujet. Il est mort maintenant, il n’a jamais su ni pour l’inceste, ni pour la prostitution.

Je suis tellement détruite. Cette expérience date d’il y a douze ans et c’est comme si c’était hier. J’étais addict au sexe à l’époque. Mon proxénète avait réussi son «  apprentissage  » en cassant mon socle, en mentant, en me manipulant, en me punissant. J’étais addict au contact et à la douleur physiques. J’ai énormément de colère et de dégoût. Ma colère pourrait faire trembler des montagnes.

La prostitution est une expérience terrible. Quand j’ai commencé à travailler sur moi-même, je n’avais pas de corps, pas de mains, pas de ventre. Rien… Elle a un impact sur la psyché, sur l’identité, sur le corps. Elle m’a laissé une fatigue immense et cassée physiquement. J’ai eu des problèmes de dos, des douleurs aux abducteurs…

J’appartiens à un groupe de parole à l’étranger. Toutes les ex prostituées que j’entends disent avoir vécu des choses horribles, avoir du prendre des décisions terribles et s’en être sorties avec des formes graves de dépression ou de maladies. Moi je trouve qu’elles sont si courageuses.

Etre dedans ou dehors change totalement le point de vue

Ces gens devraient évidemment être en prison. Mais porter plainte, ce serait remettre les deux pieds dans un truc dont je suis sortie  ; une façon de faire dérailler ma vie plutôt que de réparer quelque chose.

Maintenant, j’ai du mal à me positionner politiquement parce que j’ai peur  ; peur des horreurs que peuvent dire les défenseurs du «  travail du sexe  », une expression qui me met hors de moi, peur de leurs méthodes d’agresseurs, peur de régresser encore et de ne pas savoir me protéger.  J’aimerais bien rencontrer une prostituée qui en est sortie et qui peut encore défendre l’idée que c’est un travail  !

Etre dedans ou dehors change totalement le point de vue… On ne peut pas digérer un trauma qu’on est en train de vivre.

A lire également, le témoignage de Laurence : « la prostitution, je l’ai vécue comme une suite de viols ». 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.