Annie Ferrand : « Il paie pour qu’elle consente et se taise »

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En tant que psychologue confrontée aux victimes de violences sexuelles, Annie Ferrand mesure à quel point la prostitution et la pornographie, donc le prétendu «  travail du sexe » contamine l’ensemble du champ social et les rapports qu’entretiennent les hommes avec les femmes.

Comment réagissez vous à la normalisation du « travail du sexe »  ?

« Sexe » ? Le sexe de qui est mis au « travail »? Souvent, celui d’une fille ou d’une femme. Au profit de quelle sexualité ? Qui désire, qui est excité et jouit ? L’homme. De plus, il ne paie pas pour que l’autre jouisse ou désire mais pour qu’elle consente et se taise. Cette double asymétrie fait rentrer ledit « travail du sexe » dans les catégories d’injustice ou de violence.

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Historiquement, les femmes n’ont pas décidé des politiques sexuelles patriarcales. Quel sujet libre inventerait une sexualité qui l’humilie, la ligote, la dégoûte  ? La prostitution, la pornographie sont à la sexualité ce que le gavage est au plaisir de manger : un geste violent qui donne la nausée. Comme une de mes patientes me l’a expliqué… imaginez : Lu et Lo autour d’un repas délicieux. Lo prend une cuillère remplie et la pousse entre les lèvres de Lu. Lo a des gestes de plus en plus brutaux et enfonce la cuillère jusqu’à la glotte. « Tu aimes ça, hein?  ». Au moment où Lu se dégage, Lo dit : « Tu n’aimes pas manger ? ». Les défenseurs du gavage sexuel se disent « pro sexe »… il faudrait dire pro  « malsexe », et préciser « mâle-sexe »… comme on dit malbouffe.

Dans le même registre, qu’en est-il du « service » sexuel  ?

Au regard des pratiques réelles, il faut entendre service au sens de servir l’autre ou servir à l’autre. C’est moins glamour et empowering que l’idée de « service tertiaire ». Si l’on file la métaphore économiste, le système prostitueur vend aux hommes du rêve sur leur virilité : ils deviennent le sur-homme qui se sert d’autrui ou se fait servir. Ils achètent la possibilité d’avoir un rapport tyrannique à l’autre et d’en jouir ; l’ancien droit du maître dans un rapport d’esclavage et de servitude.

Le rapport sexuel ne peut pas être un service, au sens économiste. La femme n’est pas dissociable de la prestation qu’elle assure. C’est elle, son corps, son esprit, sa capacité à entrer en relation qui sont accaparées par l’homme puis utilisées pour son plaisir à lui. Une démocratie ne peut pas offrir de tels « services ». Je soigne des femmes et des enfants qui savent douloureusement ce que veut dire être «utilisé-es », par un mari ou un père qui, comble de l’humiliation, triomphe et jouit de cette possession. Les justifications des uns rejoignent les enthousiasmes des autres, chacun parle de victime libre et de maître  gentil…

Par votre pratique de soins des victimes de violences sexuelles, quel regard portez vous sur la  prostitution  ?

J’ai un regard kaléidoscopique, fait des récits convergents de femmes directement en contact avec des « clients » ou des proxénètes, car elles sont leur femme, leur fille, leur mère, leur voisine, leur employée, leur professeure, leur thérapeute, etc.. A chaque fois, la violence sexuelle est présente et souvent décomplexée. Et c’est une violence qui s’exporte aux autres relations qu’ont ces hommes. Cette récurrence et cette contagion révèlent que la violence est structurelle et non accidentelle. Ce qui m’interdit de voir la prostitution comme un travail. Et si la violence était accidentelle, il serait indécent de parler de « risque du métier » tant les viols déclarés par les femmes en prostitution atteignent une fréquence sidérante.

Quels sont, selon vous, les enjeux du modèle prostitutionnel sur la sexualité des femmes ?

Le transfert des pratiques prostitutionnelles en normes sexuelles est une œuvre de longue durée. Depuis les années 1950, la pornographie et le cinéma en sont les courroies de transmission les plus efficaces. Du bas résille aux pratiques sadiques et fétichistes, en passant par la sodomie, la fellation ou la multiple pénétration, tout ce qui a d’abord été « testé » sur les femmes en prostitution ou infligée face caméra à certaines a vocation à être accepté par toutes les autres. Ainsi, la question de la prostitution nous concerne toutes ; ces violences préfigurent ce que nous endurons dix ou quinze ans plus tard. Les modèles de rapports humains incarnés par cet univers sont destructeurs.

Destructeurs et porteurs de ce que vous appelez des « brisures »…

Oui, des fractures entre hommes et femmes. Par exemple, sur l’enjeu de l’argent. « Se donner pour de l’argent » devient un stigmate féminin, qui rejette les femmes du côté de la cupidité, de l’indignité, et promeut les hommes au rang de pourvoyeur de richesses, incorruptibles. Ainsi, l’accusation de « promotion canapé », décochée aux victimes de harcèlement sexuel au travail, n’existe que parce que la prostitution existe ; celle-ci crée un espace physique donc mental où, quand un homme rétribue une femme qu’il a maltraitée, elle est présumée en avoir tiré profit. L’existence de la prostitution sape la présomption de violence attachée au comportement sexualisé d’un homme qui a un pouvoir économique sur une femme. A la place s’installe une présomption de stratégie vénale attribuée à la victime.

C’est l’ensemble d’une culture que vous dénoncez…

L’existence de la prostitution est l’affirmation que le désir d’une femme est superflu dans le rapport sexuel, que son consentement se négocie, bref qu’elle a un prix. Il faut comprendre l’ampleur de cette attaque contre notre statut de sujet de droits et notre liberté sexuelle à toutes. Nous vivons parmi des hommes qui jouissent de femmes ainsi traitées. Ces hommes ont des conjointes, des fils qu’ils éduquent selon ces codes, des filles qu’ils abandonnent à la violence sexuelle ordinaire d’autres hommes qui ont les mêmes idées ; ils sont éducateurs, médecins, policiers … D’où un considérable problème pour notre sécurité, notre santé ou notre éducation.

Les normes pornographiques redoublent ces attaques  ?

En promouvant une féminité pré-pubère et une virilité sur-armée (muscles et pénis hypertrophiés, gestes mécaniques, pilonnage offensif), elles instaurent un climat délétère de désir masculin pédocriminel où un corps cuirassé serait prêt à « défoncer » l’autre.

Les normes de désir sont construites selon un schéma où l’homme prend, et la femme, quoi qu’il lui fasse, est consentante ; et en plus elle en jouit ! L’homme a le contrôle, il est debout, elle est à genoux ou à quatre pattes, ballottée par ses mouvements ; il est impénétrable (regard dur et froid, bouche fermée, blindé de muscle comme un mur), elle n’est qu’ouverture (orifice et bouche), prête à être « prise ».

L’asymétrie est radicale et construite visuellement et sémantiquement. C’est un mode d’emploi de la hiérarchie entre les sexes. Ce discours jette un soupçon de masochisme sur toutes les femmes (puisque certaines sont montrées « aimer ça ») et un voile de normalité sur la violence  (« ça se fait puisque ça existe »). Et « ça » n’a aucune limite, en tout cas pas celles énoncées par les traités internationaux interdisant les actes de torture et de barbarie.   

Un espoir de voir les choses changer  ?

L’actuelle affaire Jacquie et Michel est encourageante. Le porno est un énorme problème politique ; un problème juridique de diffusion d’agressions et de viols caractérisés ; un problème éducatif, quand la moitié de la population est incitée à infliger cette violence et ce mépris à l’autre moitié ; un problème de santé publique, face aux centaines de milliers de femmes et de filles qui endurent les conséquences de cette excitation misogyne.

Avec Metoo, on est en train d’attaquer des pans entiers du pouvoir viril. Les femmes y dénoncent des violences qui se retrouvent dans le porno ou la prostitution. La seule différence est le sourire que le pornographe impose aux victimes. Un sourire qui interdit d’identifier la violence, comme le soulignait Andrea Dworkin.

A lire également : Pornographie, les hommes s’approprient les femmes 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.