Éric de Montgolfier, procureur de Nice

1916

Le client serait un bienfaiteur et le proxénète un salaud ? Ce n’est pas logique.

Pourquoi cette décision d’interpeller les clients ?

Je suis plus attaché à la prévention qu’à la répression. J’ai donc pensé qu’une telle décision pouvait en dissuader quelques-uns. Mais je ne peux agir que dans le cadre d’une loi assez limitée et hypocrite, la Loi sur la sécurité intérieure de 2003 sur le racolage. Soyons clairs, cette loi s’adresse aux riverains, qui sont des électeurs. Pour le législateur, c’est « cachez ce sein que je ne saurais voir« . J’ai toujours refusé de pénaliser les prostituées que je renvoie systématiquement vers l’ALC, association qui les prend en charge. Les prostituées sont des victimes et je ne peux pas tirer sur les victimes. Il n’y a donc pas eu de poursuites.

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Mais le préfet et le maire m’ont demandé d’être plus offensif. J’ai souhaité sortir de l’hypocrisie. C’est trop facile de dire haro sur la prostituée. Elle n’exerce pas seule. Et le client ? Il est excusé comme s’il était tenu par une impérieuse nécessité… Il ne faut quand même pas exagérer ! Pour moi il est nécessaire d’impliquer tous les acteurs. Donc, je veux bien accentuer les interventions sur le racolage à condition d’interpeller les clients.
La loi est mon guide. La prostituée attend en général le client de manière passive, lui se déplace pour lui demander le prix, il me semble que son comportement entre dans la définition du racolage. Je sais, c’est l’inversion d’un schéma ultra classique. Mais il est peut-être temps de prendre de la distance par rapport à l’imaginaire qui prévaut en la matière.

Quelles mesures concrètes sont prises contre les clients ?

Le client est interpellé. Il est interrogé et remis en liberté, puis convoqué devant le délégué du procureur qui lui explique la nature de l’infraction. Il est passible d’une amende de 200 euros. Il faut ensuite qu’un juge valide l’infraction. Si le juge me dit, ce n’est pas prévu, on va discuter. J’irai jusqu’au bout : devant le tribunal puis devant la Cour d’Appel le cas échéant. En tout cas, personne n’a rien dit jusqu’à présent. Ni du côté du parquet général, ni du côté de la Chancellerie. Mais à ce jour, il n’y a encore eu aucune validation par un juge. Nous verrons.
Sur Bordeaux en 2002, il y avait eu un cas : un homme poursuivi pour racolage actif. La décision n’a pas été validée par les juges. Et les choses ne sont pas allées plus loin. N’oublions pas que les juges sont des hommes et des femmes comme les autres. Ce n’est pas une espèce à part créée génétiquement…

Comment est reçue cette décision ?

Certains m’ont dit : mais on a écarté cette mesure lors des débats parlementaires ! Il y en a qui n’aiment pas cette idée. J’ai un substitut à qui il a fallu que j’ordonne de se plier à mes demandes. Je ne lui ai pas demandé ce qui prédominait dans son inconscient.

Je suis déterminé. Alors, les commentaires… Personnellement, je n’arrive pas à me mettre dans la tête que pour manger, une personne doive en passer par là. Faut-il absolument se plier au principe de réalité ? Dans ce cas, pourquoi ne pas accepter le vol ? On sent bien que derrière le crâne des uns et des autres, il se joue des tas de choses.

Je ne vois pas pourquoi je devrais mettre les fantasmes en avant pour exercer l’action publique. De toute façon, si on ne veut pas que je touche au client, c’est qu’on ne veut pas que je touche à la prostitution. Mais alors, pourquoi veut-on que je m’en prenne au racolage ?

Quel état des lieux dressez-vous sur Nice ?

Plusieurs facteurs jouent ici pour expliquer la majoration du phénomène : l’ouverture des frontières à l’Est, mais aussi le climat – chaleur et soleil – et la clientèle. Quand je suis arrivé en 99, la prostitution, on la voyait peu. C’était de la prostitution locale, avec des femmes d’un certain âge. Qu’on ne vienne pas me dire qu’elles font ça par plaisir ! Leur visage ne témoignait pas d’une joie intense.

Progressivement, sont apparues des femmes plus blondes, plus jeunes et la prostitution s’est déplacée vers le haut de la Promenade des Anglais, vers l’aéroport et le quartier d’affaires. On a eu affaire à des situations de danger objectif, non pas à cause des prostituées, mais à cause des clients et de leurs arrêts intempestifs.

Au début, bien entendu, la loi de 2003 a eu un effet. Et puis, les procureurs n’étant pas acharnés à l’appliquer, tout a continué comme avant et s’est même amplifié parce que les frontières ont continué à s’ouvrir. On m’a signalé des ébats sexuels dans des cours d’immeubles, on m’a appelé à 3h du matin, je ne peux pas ignorer cette situation.

Et les Françaises ? Et le proxénétisme local ?

La concurrence a cassé la prostitution locale. Les Françaises ont disparu. Où sont-elles ? Tout le monde s’en fiche. Quant au milieu, partout où je suis passé, il y en a un et il est local. Ce n’est pas parce qu’il y a des réseaux internationaux qu’il n’y a plus de voyous chez nous. Le maire de Nice me disait un jour en voyant une double file de voitures devant les prostituées : ce sont des Cannois ; bref, c’est toujours les autres ! Le proxénétisme, c’est pareil. Mais en réalité, il y a un milieu local et ce milieu vit de trafics divers, stupéfiants, êtres humains. On assiste à des agressions sauvages contre des prostituées. C’est un milieu violent où les enjeux sont forts. Pour moi, la prostitution attire le proxénétisme comme le soleil attire le touriste. Mais on ne veut pas le voir.

Que pensez-vous de la lutte contre les réseaux et le proxénétisme ?

Les proxénètes, la justice les prend en charge. C’est difficile de remonter les réseaux mais on a eu quelques dossiers intéressants. Là-dessus, je ne suis pas désespéré. Et en même temps, on est dans un système sans aucune cohérence. Le client serait à la limite un bienfaiteur et le proxénète est un salaud. Ce n’est pas logique. Si on ne touche pas au client, pourquoi touche-t-on au proxénète ?

Comment réagissez-vous au discours en vogue sur la prostitution comme « choix », comme « liberté » ?

La liberté ? C’est la liberté du client, en l’occurrence. Quand on m’explique que certaines ont « choisi », je demande quelle est la nature de ce « choix ». Pour moi, les prostituées sont des femmes – et des hommes – soumis à une pression économique. Je n’arrive pas à admettre qu’elles aiment ça comme on voudrait nous le faire croire. On disait la même chose jadis pour les femmes battues. Je l’ai même entendu dans la bouche d’un commissaire… Peut-on admettre cette idée, que pour vivre il faille vendre son corps ? Non. La prostitution, c’est une humiliation.

Y a-t-il selon vous une volonté de lutter contre la prostitution ?

Avec la LSI, on ne sait pas si on doit lutter contre la prostitution ou contre le proxénétisme. Quand on lit bien le texte, il porte sur les effets visibles de la prostitution. Ce à quoi aspire la loi, c’est à une prostitution qui ne fasse pas de bruit, incolore et inodore. Au fond, il n’y a pas de vraie réflexion. C’est un phénomène accepté et on l’habille. C’est d’abord une pensée, une représentation, avant d’être un ensemble d’actes. Les besoins irrépressibles des hommes, c’est surtout une conception de la relation sexuelle entre hommes et femmes, le produit de certaines inhibitions.

En fait, la prostitution, on la nie. Dans ce pays, on a toujours beaucoup parlé de prostitution et pourtant il y a toujours un refus de voir. Un refus de voir la détresse aussi. On pratique une cécité forcenée. Quant au client, je ne vois pas comment on a pu si longtemps l’éluder. C’est tout simplement incroyable. Il est vrai que les hommes ont du mal à être contre les clients. Le client, c’est eux ou ça pourrait être eux, même s’ils ne sont pas passés à l’acte. On n’a pas le même discours sur la prostitution masculine d’ailleurs ; elle met beaucoup plus mal à l’aise. Mais tant qu’il s’agit des femmes, les hommes s’en accommodent très bien. Après tout, la prostitution, c’est le reflet de la domination millénaire des hommes sur les femmes.

Vous êtes procureur, que pensez-vous de la croyance selon laquelle la prostitution éviterait les viols ?

J’aimerais bien que ça les évite, les viols ! Mais je suis bien placé pour voir passer toutes les semaines un nombre incroyable de viols, d’agressions sexuelles, dans une ville où l’offre de prostitution ne manque pas. Franchement, ça n’a pas l’air très efficace.

La France pourrait-elle adopter une politique de légalisation de la prostitution à la hollandaise ou réprimer les clients comme la Suède ?

On est trop hypocrite pour aller franchement d’un côté ou de l’autre. En ce qui me concerne, je dis résolument non aux maisons closes dont régulièrement on nous prône la réouverture. Alors, il faudrait en faire un service public ? Et pourquoi pas des fonctionnaires à sa tête, avec versement de primes ? Allons jusqu’au bout ! Mais on ne va jamais jusqu’au bout sur ces sujets. Quant à la décision suédoise, elle me paraît logique.

Cela ne me choquerait pas que l’on prohibe l’achat de « service sexuel ». Parce qu’un « service sexuel », ce n’est pas un service, c’est l’utilisation du corps d’autrui sous couvert d’un prétendu consentement. Même dans la prostitution de haut vol. Mais une loi de ce type, c’est un vœu pieux. En France, il faudra des siècles !

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.