Raïssa : Les clients? Je ne veux plus jamais en parler. Plus jamais y penser.

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Je suis arrivée en France au mois de mai. Là-bas, en Albanie, je suis allée à l’école jusqu’à 12 ans. Je n’ai pas eu de parents, c’est ma grand-mère qui m’a élevée. Je n’avais qu’elle et ma tante. À 12 ans, on m’a mariée avec un homme de presque 30 ans. Je ne l’avais jamais vu, personne ne m’a demandé mon avis. En Albanie, ce sont les hommes qui décident.

J’ai vécu six ans avec lui. C’était très difficile. Il m’interdisait tout. Je n’avais pas le droit de sortir. Les vêtements, la nourriture, tout venait de lui. On vivait dans sa maison. Il ne travaillait pas. Je ne sais pas exactement ce qu’il faisait, il allait et venait. Et surtout, il me frappait. Pour tout, pour rien. A 16 ans, j’ai eu un bébé.

Un jour, je n’en pouvais plus, je me suis enfuie. Je suis retournée chez ma grand-mère. Le bébé est resté avec lui. Là, j’ai rencontré un homme, la trentaine, qui était avec une copine. Un homme normal. Enfin, je le pensais. Il m’a dit qu’à l’Ouest, je pourrais avoir une vie meilleure et un bon travail…

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Mon mari voulait me reprendre. Il venait chez ma grand-mère. Je me suis dit qu’il fallait que je parte. J’ai fait faire un passeport sans rien dire. J’ai payé 50 euros pour l’avoir. C’est cet homme qui a payé. J’avais 18 ans.

Il m’a expliqué que je devais d’abord aller en Grèce. J’ai donc quitté Tirana en taxi et je suis allée où il avait dit. Là, j’ai fait deux à trois heures de marche. Un copain du chauffeur de taxi m’a accompagnée. Nous avons passé la frontière à pied, par un chemin tranquille. Personne ne nous a rien demandé.

Ensuite, un autre taxi m’attendait, conduit par un cousin de l’homme que j’avais rencontré à Tirana et qui avait lui aussi dans les 25/30 ans. En Grèce, un homme et une femme m’ont conduite à Athènes en voiture. Là, je suis restée chez cet homme, dans une maison. Tout avait l’air normal. Jusqu’au bout, jusqu’en France, même si j’ai eu un peu peur, par exemple en passant la frontière, je ne me suis pas méfiée.

À Athènes, j’ai pris l’avion pour Paris. Toute seule. Le billet était payé par l’homme de Tirana. Sur moi, j’avais un numéro de téléphone que m’avait donné la fille qui était avec le chauffeur de taxi ; quelqu’un à joindre quand j’arriverais à Paris.

À l’arrivée, j’ai appelé. J’ai eu une fille qui m’a donné un rendez-vous à la Porte d’Orléans. J’y suis allée. Deux jeunes filles albanaises, comme moi, m’attendaient près de la station de taxi. Elles ont payé. Je n’avais rien sur moi. Elles m’ont emmenée dans un hôtel. Là, j’ai vu qu’il y avait plusieurs Albanaises, cinq ou six. C’était le matin. Le premier jour, tout a été normal.

Le lendemain, une des deux filles qui m’avait accueillie m’a dit qu’il allait falloir que j’aille sur le trottoir. Elle m’a donné des vêtements, des préservatifs et l’après-midi, elle m’a emmenée avec elle à la Porte d’Auteuil. Je n’avais pas un euro, je ne parlais pas un mot de français et je ne connaissais pas Paris. Je ne savais rien. Quand elle m’a dit de l’accompagner, au début, je n’ai pas compris.

C’est en arrivant à la Porte d’Auteuil que j’ai compris ce qu’elle faisait. Il y avait une Albanaise et une Russe. Je suis restée sur le trottoir jusqu’à 9 h du soir. Le soir, elle a pris tout mon argent. Cette fille avait 21 ans.

Qu’est-ce que je pouvais faire ? Elle a menacé de s’en prendre à mon petit garçon et à ma grand-mère.

Cette fille ne me lâchait jamais. Elle me surveillait nuit et jour. La nuit, on dormait à trois dans la chambre. Elle payait l’hôtel, elle m’emmenait manger.

Jamais je n’étais seule.

Sur le trottoir, les policiers passaient. Ils vérifiaient mes papiers, j’avais la photocopie de mon passeport. Quatre fois, on m’a emmenée au commissariat, quatre fois on m’a relâchée.

Une fois, j’ai été conduite au Dépôt de la Préfecture de Police. On m’a gardée deux semaines. C’est l’endroit où on vous garde en attendant de savoir si vous allez être jugée ou expulsée. Le Dépôt est tenu par des sœurs. Dans cette prison, j’ai vu trois juges. Il y avait un interprète. J’ai tout raconté. Enfin, pas tout à fait. Je n’ai pas dit que je donnais l’argent à une autre fille. J’avais trop peur. On m’a demandé si j’avais un maquereau, j’ai dit que non.

Et puis, un beau matin, on m’a dit que je pouvais partir. Personne ne m’a rien proposé. Je me suis retrouvée dehors, sans rien. Sur moi, j’avais une convocation pour le tribunal ; ni papiers ni argent ; juste des préservatifs et un portable. Heureusement, les soeurs m’ont donné le téléphone du Mouvement du Nid. À la sortie, je suis allée dans un autre hôtel. J’ai appelé une copine qui ne donnait pas son argent à un proxo. Elle continuait la prostitution juste pour survivre ; pour payer l’hôtel et la nourriture. J’ai fait pareil. J’avais peur qu’on me retrouve. Alors j’ai contacté cette association. J’ai commencé à aller à leurs cours de français et ils m’ont aidée dans les démarches pour obtenir des papiers.

A ce moment-là, sur le trottoir, j’ai connu deux filles qui m’ont demandé de travailler pour elles. 18 et 20 ans. L’une m’a pris mon passeport, mes bagages, mes photos et le papier qui me servait pour les soins médicaux et que m’avait obtenu l’association. Ces filles donnent tout l’argent à un proxo. L’une des deux n’en avait plus et puis elle en a un nouveau. On ne reste pas sans proxénète.

La semaine dernière, j’ai obtenu une APS, autorisation provisoire de séjour de 3 mois avec un permis de travail. Je vais pouvoir entamer des démarches aux Assedics et à la Mission locale.

Au total, j’ai passé quatre mois au trottoir et deux semaines en prison. J’ai connu d’autres filles albanaises au trottoir, surtout à la Porte de Saint-Cloud. Et au Pont de Saint-Cloud, j’ai vu les maquereaux. Le maquereau d’Albanie, je ne l’ai jamais revu. Les clients ? Je ne veux plus jamais en parler. Plus jamais y penser.

Quant à retourner en Albanie, c’est impossible. Là-bas, il y a mon ex-mari, qui me recherche, et mon maquereau. Comment pourrais-je rentrer chez moi ? Et comment revoir mon enfant ? Je ne sais pas ce que sera mon avenir. J’ai 19 ans.