Histoire de Noëlle

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Laurence Noëlle est décédée fin octobre. Nous publions ici des extraits de son témoignage, recueillis par Claudine Legardinier et publié en 1987 dans le n° 77 de « Femmes et Monde », sous le pseudo de Noëlle.

Il n’y a jamais eu d’amour à la maison. Mon père est parti du jour au lendemain en laissant une lettre sur le frigidaire. Seule, ma mère s’est agrippée à moi.
Après, quand elle a eu quelqu’un, j’étais de trop. Un jour, elle m’a jeté à la figure qu’elle ne m’avait jamais désirée et que mon père n’était pas mon père. Peu de temps après, elle m’a jetée dehors avec 3,80 francs en poche. J’avais dix-sept ans et j’étais un petit poussin…

Ami·es, ou plutôt proxénètes

Laurence NoelleElle (une « amie » NDLR) avait l’âge d’être ma mère et m’a
prise sous sa coupe. Un jour, elle m’a emmenée rue Saint-Denis où elle avait un studio. Sur le coup, je n’ai pas réagi. Je n’avais pas un sou et elle m’a proposé de me faire 150 francs rien qu’en montrant mes seins. Je n’ai pas trouvé ça bien méchant. Mais j’étais troublée. Je commençais à imaginer qu’on pouvait gagner beaucoup et facilement…

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Un jour, il (« l’ami proxénète » NDLR) m’a donné le montant du loyer d’un studio, rue Saint-Denis. Je me suis jetée à l’eau, en pensant que je mettrais rapidement une bonne somme de côté pour faire autre chose. Et j’ai commencé à travailler, à dix heures du soir, après l’heure où passent les flics.
Je me souviendrai toute ma vie de mon premier client. C’est une chose qu’on n’oublie jamais. Très vite, je me suis fait beaucoup d’argent. J’en donnais la moitié à mon «protecteur ». Ça ne me choquait pas. Il disait que c’était normal, qu’il était là pour me défendre si j’avais des ennuis avec un client…

Nous défendre ? Quand je travaillais la nuit, rue Saint-Denis, j’étais obligée de payer un videur pour monter la garde sur mon palier. C’est lui qui pouvait intervenir, pas le proxénète ! Si un proxénète est inutile, pourquoi le subir ? D’abord parce que c’est toujours un fin psychologue. Ensuite parce qu’on dépend de lui pour la vie quotidienne. Pendant ma prostitution, j’ai longtemps vécu à l’hôtel mais j’avais envie d’un appartement. Il n’y avait que lui pour m’en trouver un. Sans bulletin de paie, comment voulez-vous faire ? (…)

Les « clients » dans l’histoire de Noëlle

De l’amour ? Il n’yen a pas. Il n’ya que le fric !
Qu’est-ce que c’est, pour eux, une prostituée ? C’est leur fierté masculine, c’est du cinéma, du frisson ? Le sexe, pour un homme, c’est un moyen facile de s’affir- mer. C’est fou, tous ceux qui viennent ! Des personnalités, des gens de tous les âges, de toutes les conditions ! Je n’ai jamais pu m’habituer aux fantasmes des hommes. Au besoin incroyable qu’ils ont du sexe, du théâtre ! J’ai l’impression que 85 sur 100 sont des pervers. Personne ne peut imaginer !

La peur, il faut vivre avec, constamment. La violence aussi est terrible, même entre les filles, parfois. On ne raconte jamais sa vie, à qui que ce soit, on ne dit jamais son vrai nom! Et puis, travailler la nuit, c’est encore pire que le jour…

Il y avait un client qui me payait avec de la coke. J’ai commencé à en prendre. Après, je me défonçais tous les soirs. Sans ça, je n’aurais jamais pu y retourner, jamais ! J’allais de plus en plus mal, je ne mangeais plus.

La vie après

J’avais l’adresse du Nid, j’ai passé un coup de fil. Et tout s’est enclenché. Le Nid a tout pris en main. Quelqu’un est venu chercher mes affaires, m’a dit de tout arrêter tout de suite. Maintenant, je peux avouer que j’ai dit oui pour lui faire plaisir. Je n’étais même plus en état de quitter la prostitution pour moi-même.
Je comprends maintenant que pour moi le plaisir n’existait pas. Quand j’ai quitté la prostitution, je ne pouvais plus supporter qu’on me touche […].

A lire également notre hommage à Laurence Noëlle 

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.