Survivre à la prostitution, les voix qu’on ne veut pas entendre, témoignages, M Editeur, Québec. Parution en France en novembre 2020
Francine Sporenda a longtemps été la femme de l’ombre. Elle recueillait les paroles des autres : femmes prostituées ou sortant de prostitution, intellectuelles, militantes que la question de la prostitution prenait à la gorge, comme elle. La force de la matière collectée, cette parole explosive que personne ne veut entendre, mais aussi le caractère politique du sujet, ont fini par la pousser à rassembler, en un seul livre de trois cents pages, la somme de son travail d’intervieweuse.
La parole des premières concernées y occupe une place centrale : une parole sans filtre, une dénonciation magistrale des réalités de cette activité qui reste pourtant parée, dans la société, des dehors affriolants du fantasme. Au détour des pages, on retrouve d’ailleurs Rosen Hicher et Laurence Noëlle, les deux fondatrices du mouvement français des Survivantes ; et des femmes de plusieurs pays, dont certaines jetées dans la prostitution dès l’âge de 11 ou 12 ans.
Pour dire les ficelles du proxénétisme qui poussent à y entrer, les difficultés qui retiennent d’en sortir, leurs mots sont leur force. La prostitution n’est pas le choix des femmes mais celui des hommes « de nous faire plier ». Le conditionnement social au monnayage sexuel est si puissant qu’il parvient à remplacer le dégoût, « beaucoup de dégoût ». Les actes de violences sont l’ordinaire, ceux que des « clients » essayent « sur une femme » et non pas « avec une femme ». « Pourquoi se fout-on des femmes à ce point ? » demande l’une. Pourquoi n’ont elles pas droit à « une sexualité joyeuse et libre de contraintes ? », interroge une autre. Toutes se font les chantres de la « troisième abolition » « après celle de l’esclavage et celle du travail des enfants ». Certaines, qui expliquent avoir endossé l’identité de « travailleuses du sexe », une vision à court terme propre au monde prostitutionnel, la réfutent ici de toutes leurs forces, une fois sorties de la nasse.
La prostitution des mineures, avec sa cohorte de « clients » prêtres ou policiers, fait l’objet d’une partie des entretiens. Yasmin Vafa, qui hurle contre le concept même « d’enfant prostituée », décrit un « pipe line » qui mène des violences sexuelles subies à la prostitution, et malheureusement pour certaines, surtout si elles sont noires, à la prison. Coupables d’être victimes, abandonnées par une société complice.
Un coup d’œil sur la politique allemande et sa prostitution réglementée montre des hommes d’affaires offrant des entrées au bordel à leurs bons clients et des gérants de bordels devenus des « people » invités sur les plateaux de télé. Sous la vitrine humaniste des droits des personnes prostituées, la motivation de l’Etat est froidement comptable. La ville de Düsseldorf encaisse par exemple 600.000 € par an via les taxes « de plaisir ». Dans ce tableau du désastre, une critique du système commence tout de même à apparaître chez les politiques et dans les médias.
Plusieurs entretiens, dont celui de la suédoise Kajsa Ekis Ekman, mettent en avant « le kidnapping du discours féministe » par les pro-prostitution et le discours huilé de pseudo « syndicats ». Une analyse des liens entre prostitution et néolibéralisme conclut l’ouvrage. La parole des défenseuses du « métier » mise en avant dans les médias y apparaît comme « un élément clé du projet néolibéral » : non en faveur des droits humains mais bien des « droits du business » à l’heure du capitalisme roi, de l’ubérisation et de la monopolisation par les mégabordels… Une modernisation néolibérale qui n’a d’autre effet, pour Francine Sporenda, que de « renforcer les structures patriarcales de la société. »