Bordels de la Jonquera, parcs d’attraction machistes : une étude percutante met du sel sur les plaies

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Enfin une analyse solide – et passionnante – sur l’impact des « puticlubs » de la Jonquera à la frontière catalane. En ouvrant des parcs d’attractions façon Disney pour une nouvelle génération de « clients » français, les industriels du sexe ne font que réactualiser les valeurs les plus traditionnelles du machisme en les relookant sous l’emballage attrayant du loisir, de la pornographie et de la consommation. Et les femmes, toutes les femmes, en payent le prix.

A la frontera tot s’hi val[[Voir à la fin de cet article les références complètes de l’étude.]] : à la frontière, tous les coups sont permis. Cette expression commune en pays catalan frontalier est une parfaite illustration de la nouvelle donne liée à la floraison des bordels dans la région de la Jonquera. Dans cette zone duty free, le chaland se fournit en essence, tabac et alcool à bon marché, auxquels il peut ajouter une marchandise femme de plus en plus prisée : souvent des Roumaines, largement contrôlées par des groupes mafieux[[L’Indépendant, «215 jeunes Roumaines travaillaient en esclaves au Dallas», 21 février 2013.]].

Ce que décrivent Aude Harlé, Lise Jacquez, Yoshée de Fisser, les auteures, qui ont exploré à la fois l’impact des bordels sur la vie des habitants de la Jonquera, sur la jeunesse des Pyrénées-Orientales et leur traitement dans les médias , est une véritable culture qui imprègne désormais le sud de la France. Dans les Pyrénées-Orientales, aller à la frontière est devenu banal. Un homme peut s’en vanter, d’autant qu’un bordel comme le Dallas fait l’objet de chansons et que des équipes sportives disent aller s’y détendre.

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L’opinion préfère les « clubs »

Pour les habitants de la Jonquera, opère un effet de miroir entre la prostitution de rue et celle des bordels : forcée et sale dans la rue, elle serait libre et bénéficierait de garanties d’hygiène en «club». Ce qu’il faut éradiquer, c’est la prostitution visible dans l’espace public. Sur les bordels eux-mêmes, les habitants sont ambivalents. Leur présence est déplorable en termes d’image mais leurs rentrées font vivre la commune : une dizaine de salons de coiffure, des bars, des restaurants, des chauffeurs de taxi, des pharmaciens, des acteurs de la presse locale…

La prostitution est un sujet qui se prête à toutes sortes de croyances et de représentations. Une nouvelle preuve en est donnée ici, par exemple en ce qui concerne les représentations sur l’hygiène. Voulant en savoir plus, les chercheuses ont mené l’enquête… et n’ont pas trouvé trace des fameux contrôles médicaux tant promis. Quant à l’image de liberté et d’indépendance, les affaires les plus sordides –proxénétisme, viols et menaces – ne semblent pas pouvoir en venir à bout.

La région de la Jonquera est ainsi devenue un non-lieu, un « ailleurs » où la transgression est possible. Les tenanciers de ces parcs d’attractions à la Disney soignent leur politique de communication auprès de médias[[L’étude salue toutefois le quotidien L’Indépendant, seul média un peu critique.]] rivalisant le plus souvent de zèle pour promouvoir ce versant porteur de la « modernité ». Et ils travaillent le marketing en misant sur le côté Las Vegas, appâtant les jeunes hommes qui se voient en mesure de concrétiser un rêve que les auteures de l’étude appellent l’utopie pornographique.

Pas assez pures, pas assez putes

C’est sans doute là l’aspect le plus passionnant de l’étude. Les entretiens montrent comment la fréquentation des «clubs» est devenu un rite initiatique. Les pairs, l’entourage – entraîneur sportif, père ou grand père… – exercent une forte pression sur les jeunes hommes. Un homme a le droit, et même le devoir, de satisfaire ses besoins sexuels. Il est alors un vrai mec, pas un pédé, il fait partie du groupe en énonçant ses performances, la compétition n’étant jamais loin. Fréquenter les prostituées tient de plus en plus de l’injonction sociale.

Mais ce travail viril n’est pas sans conséquences. Pour de nombreux jeunes des Pyrénées-Orientales, la prostitution est souvent devenue le premier regard qu’ils portent sur la sexualité et le genre féminin sexué ; ce qui ne peut qu’influer sur leurs comportements mais aussi sur leurs valeurs.

Leurs représentations sont édifiantes. Les prostituées ne sont pas des femmes ; ce sont des filles, des putes, des étrangères, faibles, faciles à manipuler et tenues au silence (si elles se mettent à parler, ça casse tout, dit un jeune « client ») ; des sous-femmes ravalées au rang d’objet. Quant à leurs amies et compagnes, elles se trouvent face à la quadrature du cercle. Poussées à tout faire pour se distinguer des prostituées de façon à rester respectables socialement, elles bataillent dans le même temps pour être des canons sexuellement à la hauteur. Car les jeunes « clients » n’hésitent pas à se livrer à des comparaisons et même à exercer un chantage. Face à ces injonctions contradictoires, elles sont à la fois pas assez pures et pas assez putes. Certaines expriment la honte qu’elles ont de leur corps, leur sentiment d’impuissance, ce que les auteures appellent une souffrance de l’être femme.

Le règne du sexisme et du machisme

On voit ainsi à quel point les jeunes femmes se trouvent soumises au contrôle et à l’auto-contrôle de leur sexualité, obligées de se soumettre à des normes pornographiques en oubliant leur propre désir et plaisir. Un imaginaire sexuel forgé par la prostitution et la pornographie renforce les schémas traditionnels de la domination masculine, exacerbe les normes virilistes, le virilisme pouvant être défini comme l’idéologie de la virilité avec ses imaginaires de domination, notamment dans le domaine de la sexualité.

Clairement, la fonction de la prostitution, ici magistralement illustrée, est profondément inscrite dans la culture machiste et remet en cause, pour les femmes, les avancées péniblement acquises en matière d’accès à la sexualité choisie. Comme le soulignent les auteures, les clubs de la Jonquera concentrent les valeurs traditionnelles les plus sexistes et les valeurs marchandes et consuméristes de l’hypermodernité.

Il fallait que ce soit dit. Le contexte culturel de valorisation de la prostitution a des conséquences sur l’ensemble des femmes, sur leur vécu et sur leur sexualité. Souhaitons que cet important travail suscite de nouvelles recherches sur la violence sociale qu’engendre la prostitution.

Références

« A la frontera tot s’hi val ». Effets-frontières dans l’Espace Catalan Transfrontalier : Vécus, usages sociaux et représentations du phénomène prostitutionnel, une étude d’Aude Harlé et Lise Jacquez, coordonnée par Sophie Avarguez, dirigée par Martine Camiade, de l’Institut Catalan de Recherche en Sciences Sociales – Université de Perpignan Via Domitia.

Cette étude a fait l’objet d’une publication :

Du visible à l’invisible : prostitution et effets-frontières. Vécus, usages sociaux et représentations dans l’Espace Catalan Transfrontalier, d’Aude Harlé, Lise Jacquez, Yoshée de Fisser, sous la direction de Sophie Avarguez,
chez Balzac éditeur : voir la fiche de l’ouvrage.

À lire sur le même sujet!

– Notre interview de Ségolène Neuville, députée des Pyrénées-Orientales.
– L’audition des auteures de l’étude par la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale le 5 décembre 2012, à télécharger sur le site de l’Assemblée nationale ou sur la page de notre article : La Jonquera : Loi et ordre (des proxénètes).

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.