Esther a 58 ans au moment où elle enregistre avec nous La vie en rouge en mai 2023 Elle a connu la prostitution, y compris filmée, alors qu’elle avait 45 ans. Aujourd’hui, elle est militante abolitionniste et écrit des articles pour le site britannique Nordic Model Now.
Ce témoignage est accessible en audio sur La vie en rouge, en français, ici : https://smartlink.ausha.co/la-vie-en-rouge/je-pensais-que-c-etait-moi-qui-avais-le-pouvoi
Esther : Je venais de sortir d’une relation conjugale violente, physiquement et psychologiquement. J’étais fragilisée et j’avais rencontré un homme avec lequel j’ai commencé à avoir des relations BDSM. C’était un homme fort, je le voyais comme protecteur. Mais le prix de sa protection, c’est qu’il a commencé à me partager avec ses copains. À cette époque ma famille ne m’aidait pas, personne ne se souciait de moi. J’avais l’impression que lui seul s’intéressait à moi.
J’ai ensuite fait quelques films pornos sur des scénarios de BDSM mais j’étais sur le point de perdre mon logement, je n’avais pas de boulot ni d’argent. J’ai rencontré une femme connue pour ses photos nues dans les jour- naux. Elle m’a demandé pourquoi je faisais ça gratuitement. C’est là que je me suis dit mais, oui pourquoi ?
J’ai compris que si elle était connue, c’était pas pour les photos mais pour son profil de prostitution sur Internet. Elle m’a dit que ce serait facile, qu’il y avait beaucoup d’hommes prêts à payer car j’avais fait des pornos. J’ai fait un profil, puis rencontré un proxénète.
J’ai 58 ans. J’avais 45 ans quand j’ai commencé. Les demandes des « clients » ne sont pas les mêmes que des femmes. Je recevais beaucoup d’appels d’hommes qui racontaient les violences sexuelles qu’ils avaient vécues plus jeunes, et moi je devais écouter. C’était très dur. Je ne pouvais pas refuser, ils payaient bien.
J’ai aussi eu beaucoup de « clients » qui voulaient répéter avec moi des scénarios dans le porno. Le porno en ligne, c’est la compétition d’images de violences sexuelles avec les images des violences de guerre. Il y a 25 ans c’était rare qu’on voie des vidéos avec des gens décapités, plus maintenant.
Je faisais des pornos car des hommes paient pour ça. C’est mon proxénète qui les vendait. Il y avait des clients qui demandaient si on pouvait faire un film avec tel scénario qu’ils avaient déjà vus. Des fois c’était le client dans le film. Si c’était d’autres hommes qui étaient « acteurs », il n’étaient pas payés car ils étaient contents d’avoir l’occasion de tourner un porno…
En général, il y a des vidéos gratuites avec des femmes plus célèbres. Ce sont des produits d’appel, pour faire monter le prix. C’est de la publicité.GAGNER BEAUCOUP D’ARGENT ?
Il y a une hiérarchie entre les femmes dans le porno. En fonction de leur accent ou de leur origine ethnique, certaines sont considérées comme ayant moins de valeur. Des hommes occidentaux sont moins prêts à payer pour des femmes dont ils considèrent que le sexe relève de « leur nature ».
Quand ils estiment leurs origines supérieures, ils paient plus cher. Quand on dit aux femmes que c’est un travail, le « travail du sexe », ce qu’on ne leur dit pas, c’est que la majorité est exploitée. Je connaissais beaucoup de Brésiliennes victimes de traite, en Angleterre. Elles avaient rencontré des gens au Brésil leur faisant miroiter qu’elles gagneraient beaucoup d’argent.
On ne leur disait jamais qu’elles n’auraient pas de papiers, et donc pas de compte en banque, qu’elles ne pourraient pas louer un appartement. Elles se retrouvaient en Angleterre et c’était trop tard. Dès leur arrivée, elles avaient une dette à rembourser. J’en ai rencontré plusieurs, victimes de viol dans des riches quartiers de Londres, contraintes au silence à cause de ça.
Dans la prostitution je pensais que c’était moi qui avais le pouvoir. Mais c’était difficile. Quand vous avez beaucoup d’argent vous en dépensez beaucoup, et après il n’y a plus rien. J’habitais dans un quartier très riche. Le loyer était très élevé. Le « client » attend que vous vous habilliez avec des vêtements très chics. Il y a toujours quelque chose à payer.
En fait, j’étais piégée. Je ne connaissais que des personnes du milieu, en situation de prostitution, proxénètes ou clients. Très vite, j’ai perdu contact avec tous les amis que j’avais avant parce que j’avais honte.
Deus Ex Machina
Ma sortie de prostitution, c’est comme dans les pièces de théâtre, le Deus Ex Machina. Ma famille a découvert comment je gagnais ma vie. J’étais invitée à dîner et je disais que j’avais de la chance de gagner beaucoup d’argent. Ils m’ont demandé d’arrêter, j’ai dit non. Quelques jours plus tard, des infirmiers sont venus chez moi à leur demande pour évaluer ma santé. Je leur ai dit « tout va bien », de me laisser tranquille.
La veille pourtant, je m’étais fait faire des grands tatouages parce que j’étais sûre que j’allais mourir dans la prostitution et je ne voyais pas comment y échapper. Je pensais que comme ça on pourrait me reconnaître.
Après la visite des infirmiers, des membres de ma famille, dont un qui était directeur régional d’Amnesty international et un médecin haut placé, m’ont fait interner. J’étais très en colère. Un infirmier m’a demandé pourquoi et m’a proposé de l’écrire. Le lendemain, il m’a lue et m’a reparlé, et j’ai compris qu’il croyait mon histoire. Moi, une femme prostituée, on me croyait ?
Pendant près de deux ans j’ai vécu dans des foyers, et parfois, quand je n’avais pas d’argent, je me disais que pour gagner plus je pourrais y retourner… Alors je pensais à l’infirmier et je tenais, pour ne pas décevoir celui qui m’avait crue.
Après quelques années j’ai trouvé bizarre mes réactions.Je pensais au fond de moi que j’allais mourir, et en même temps je disais aux gens que c’était moi qui avais le pouvoir dans la prostitution. C’est comme ça que je me suis rendue compte que j’étais malade, que j’avais eu deux personnalités en même temps que j’étais incapable de les réunir. Ma famille a eu raison.
Esther : Je ne suis plus en colère
Je venais d’un milieu privilégié pour qui la prostitution c’est va pour les autres, pas pour les familles aisées. Il y a beaucoup de précarité en Angleterre depuis la crise bancaire de 2008 et moins de budget pour les services sociaux mais au final, tout est une question de statut. Les femmes professeures dans les universités qui défendent le travail du sexe, je ne crois pas qu’elles accepteraiennt ça pour leur enfant.
Aujourd’hui, je travaille avec des gens hospitalisés en clinique psychiatrique. Je gagne beaucoup moins mais c’est beaucoup plus simple. J’ai des horaires de travail ! Des fois dans la prostitution je voyais des clients à 2 h du matin 8 h du matin, 4 heures de l’après midi, ce n’est pas du tout régulier. Tout était impacté : j’avais du mal à manger, je négligeais ma santé. C’est beaucoup plus calme comme vie aujourd’hui c’est pour ça que je ne suis plus en colère.
J’ai rencontré quelques hommes survivants. Eux, il ne parlaient pas. Car les hommes éprouvent encore plus de honte. Et on comprend vraiment comment pensent les clients, quand ils parlent des hommes prostitués. Ce sont comme des hommes « dégradés ». Et là, on comprend ce qu’ils pensent des femmes.
Par ailleurs, j’ai rencontré d’autres femmes quand j’ai commencé à aller aux conférences féministes et ça m’a fait du bien. On avait les mêmes expériences. Certaines viennent de sortir de prostitution, et je peux les aider. Je le fais aussi avec des femmes qui sont encore dans la prostitution. Quand certaines revendiquent leur activité, je l’accepte. Je pense que tout ce qu’on peut faire c’est leur dire : si vous voulez parler, je suis là pour vous.
« C’est mon histoire »
Quand j’ai lu les articles sur le site de Nordic Model Now je me suis dit « wow c’est mon histoire ». C’était très fort pour moi de voir que je n’étais pas seule. Quand j’ha- bitais dans les foyers j’ai écrit à mes ami·es que je n’avais pas vus depuis près de dix ans. J’ai expliqué ce qui m’était arrivé et ils et elles sont toutes venues me voir. Dont une qui m’a dit « j’ai vécu la même chose ». Je la connaissais depuis 20 ans et ne le savais pas. Pour combattre la honte qui pèse sur nous il faut parler parce que ça permet de découvrir qu’on n’est pas seule. C’est ça le plus important.
En Allemagne, depuis la légalisation, il y a des femmes qui ont quitté le pays. Les gens qui disent que c’est moins dangereux dans les bordels c’est tout à fait faux, vous êtes encore plus précarisées dans le système légal. La demande a augmenté, alors les proxénètes doivent trouver plus de femmes et elles gagnent moins que celles qui étaient en situation de prostitution avant la loi. Comment on peut dire que c’est ça avoir le pouvoir ?
Exposer les mensonges
Esther : Quand je me suis rendue compte après la crise financière que les clients demandaient toujours plus d’actes dangereux pour
toujours moins cher, et que les conséquences pour les femmes étaient de plus en plus graves, j’ai voulu prendre la parole. Je veux révéler les mensonges. En Angleterre en 2016 on a évalué que la prostitution rapporte 5 milliards de livres au PIB. Mais ce que gagnent les individus c’est 1 milliard…
Aujourd’hui, il y a les réseaux sociaux qui sont trompeurs. Les femmes qui gagnent le plus d’argent sont les rares qui soient connues. La majorité ne gagne même pas le salaire minimum. La presse parle souvent de celles qui gagnent beaucoup, mais pas des autres. Et sans jamais dire le nombre d’heures qu’il faut passer pour le gagner, cet argent !
Ce qui me préoccupe le plus, c’est la discrimination dans le porno et la prostitution On dit partout qu’on est contre les discours de haine.
Mais les hommes peuvent aller sur les sites pornos choisir des films où sont perpétrés des actes de violence extrême sans problème. Il y a même dans le titre l’origine ethnique des femmes qui sont violées, et personne ne dit que c’est de la haine. Dans le porno, c’est permis parce qu’on s’occupe du désir et de la sexualité masculine. Dans les bordels en Allemagne il y a des étages avec les femmes rangées par origine ethnique. Ici on a les femmes d’Asie, de Roumanie, etc. Ce n’est pas du travail. Parce que dans le travail, c’est interdit !
On voit aussi que les clients, même quand il y a des bordels légaux comme en Allemagne ça ne les empêche pas d’aller en Thaïlande. Ils cherchent toujours à payer moins. Les employés des ONG expatriés ont des salaires très élevés. Quand ils vont voir les femmes en situation de prostitution, est-ce qu’ils partagent avec elles ? Eux qui n’accepteraient pas de toucher le salaire le plus bas, ils veulent payer le moins possible !
Partout difficile d’en sortir
J’ai parlé avec beaucoup de survivantes, des fois par Internet et des fois dans les congrès, comme à Filia au Royaume-Uni. Il y a des femmes du monde entier, et beaucoup d’amies survivantes. On a beaucoup d’expériences en commun : quel que soit le pays le système prostitutionnel, c’est la même chose, la même violence. Partout c’est très difficile d’en sortir. Il y a des obstacles, sociaux, économiques, psychologiques.
Pour beaucoup de femmes c’est très difficile d’en parler.
Les meilleurs moments c’est quand on se reconnaît entre nous. Ça aide à sortir de la honte.
Le problème avec la prostitution et la pornographie c’est la honte. Les clients prostitueurs veulent que la honte pèse sur les femmes. Parce que sinon ils ont trop à perdre.
C’est un mensonge quand les pros travail du sexe disent qu’ils veulent supprimer la honte (ou la stigmatis tion NDLR) : ils veulent la préserver. Et c’est pour ça qu’il y a beaucoup de personnes prostituées qui ont toujours cette honte. C’est triste. Alors j’aime bien quand je rencontre d’autres femmes et qu’on peut parler de tout ça.
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