Ghada Jabbour est une des fondatrices de Kafa (enough) Violence and Exploitation, une ONG leader de la lutte contre les violences faites aux femmes au Liban, et vice-présidente de CAP international, la coalition abolitionniste dont le Mouvement du Nid est membre fondateur. Elle a dirigé « EXIT », une précieuse recherche de terrain menée en 2019 et la commente pour nous, au regard de la situation du système prostitueur au Liban.
Quels sont les objectifs de cette recherche, et la méthode employée ?
Il y a peu de recherches sur les questions liées au système prostitutionnel au Liban. La prostitution n’est pas reconnue comme une priorité ou même comme un sujet de préoccupation, ni par le gouvernement, ni par les ONG. L’objectif principal de cette étude est donc d’informer les autorités gouvernementales et les organisations locales et internationales qui s’intéressent aux enjeux d’égalité femmes/hommes et de lutte contre les violences faites aux femmes, pour qu’elles s’occupent des besoins des femmes prostituées et des victimes de traite. Et pour qu’elles prévoient des services de soutien et des parcours de sortie de prostitution.
L’étude vise également à informer les artisans des politiques publiques et le législateur des réformes politiques d’ampleur qu’ils doivent adopter en matière de lutte contre la prostitution et la traite.
Les femmes victimes de prostitution étant une population qu’il est difficile de rencontrer au Liban, une approche qualitative a été adoptée pour l’étude et les résultats sont le fruit d’entretiens réalisés auprès de 19 femmes concernées. À ces entretiens, s’ajoutent des discussions sous forme de “focus groupes” avec treize services de soutiens d’ONG nationales et internationales agissant au Liban, et des interviews avec 27 expert·es des ministères, des autorités administratives, agences de l’Onu, ONG locales et internationales.
Nous n’avons pas conçu à l’avance un échantillon spécifique pour les femmes interviewées, l’équipe s’est arrêtée quand elle avait suffisamment de données. Les femmes prostituées participantes ont été interviewées alors qu’elles étaient en prison, purgeant une peine liée à leur activité prostitutionnelle, ou dans des associations de soutien. Nous avons choisi ces lieux car ils permettaient aux femmes de ne pas être sous pression de “clients” prostitueurs, de proxénètes ou de réseaux de traite, ce qui permettaient que participer à l’étude ne les mette pas en danger. L’étude suit un protocole de recherche approuvé par le conseil d’éthique de l’université américaine de Beyrouth.
Quelles sont les principales conclusions de l’étude ?
L’étude montre que violences, agressions et prostitution sont étroitement liés dans la vie des femmes qui la subissent, que ce soit avant leur entrée en prostitution, au moment de l’entrée ou pendant la prostitution. Les agresseurs sont massivement des hommes de l’entourage familial, des “clients prostitueurs”, des proxénètes et des réseaux de traite. Ce n’est pas un enseignement nouveau, il est déjà largement documenté par les témoignages de survivantes de la prostitution, et des recherches à travers le monde. Au Liban, comme partout dans le monde, la prostitution est l’expression universelle du patriarcat et demande une approche globale pour pouvoir y mettre fin.
Les parcours des femmes que nous avons rencontrées montrent qu’elles ont été menées à la prostitution par la violence conjugale et les agressions sexuelles, et par des mariages forcés et précoces. Sur les 19 femmes que nous avons rencontrées, six ont révélé avoir été violées enfant, dix ont été mariées de force avant l’âge de 18 ans, dont une mariée à seulement 12 ans. Leurs parcours montrent aussi qu’elles n’entrent pas dans la prostitution de leur libre choix, mais parce qu’elles sont sous l’emprise d’un proxénète, d’un réseau de traite, ou qu’elles y sont amenées par une personne liée au commerce du sexe. Fait notable, cinq des 19 femmes que nous avons rencontrées ont été victimes d’un mari proxénète ou vendues par leur conjoint à des proxénètes. Est-ce une situation spécifique au Liban ?
Une fois dans la prostitution, les femmes subissent de multiples formes d’agressions, et leurs agresseurs sont majoritairement les “clients” prostitueurs. Ce qu’elles subissent va de la violence physique, aux menaces de mort, en passant par les agressions sexuelles, le viol, l’enlèvement, le fait d’être filmées pendant l’acte sexuel pour être ensuite victime de chantage, le vol, l’emprise, les menaces de violences ou de dénonciations, des grossesses non désirées, et une exposition aux IST et addictions.
Témoignage de Samira, issu de l’étude / Photos compte instagram « Survivantes de la prostitution »
Quelle est la loi actuelle au Liban et quels sont les premiers pas vers un modèle abolitionniste que le pays pourrait entreprendre ?
Les contours de la loi concernant la prostitution au Liban sont flous. Les lois et règlements se situent quelque part entre la prohibition et la réglementation. D’un côté, la loi pénalise les personnes prostituées, ce qui de faitajoute aux violences qu’elles subissent déjà dans le système prostitueur. La loi pénalise aussi ceux qui facilitent et profitent de la prostitution d’autrui -le proxénétisme. Mais la loi ne mentionne jamais les “clients” prostitueurs qui ne sont donc pas pénalisés du tout. Parallèlement, l’Etat libanais lui-même facilite la prostitution avec sa politique du “visa d’artiste”, un commerce très lucratif qui légalise le recrutement de milliers de femmes migrantes pour la prostitution au prétexte d’être “artistes danseuses” dans le secteur des “Super Night Clubs”. C’est un système qui rend possible des pratiques violentes et abusives, y compris l’extorsion par la “dette”, le proxénétisme et la traite.
Dans les faits, ce sont les femmes victimes de prostitution sont qui sont arrêtées et peu d’efforts sont faits pour lutter contre proxénètes et trafiquants. La loi anti-traite adoptée en 2011 est rarement appliquée et n’a permis la protection d’aucune victime jusqu’à présent.
Pour parvenir à mettre en oeuvre un modèle abolitionniste au Liban, il est fondamental au préalable de reconnaître que la prostitution est un système d’oppression et une forme de violence contre les femmes. Les organisations, locales ou internationales qui luttent pour les droits des femmes et contre les violences qui leur sont faites, doivent reconnaître d’urgence que la prostitution en fait partie et doit être mise dans les priorités d’action. Les témoignages des survivantes de la prostitution et cette reconnaissance sont indispensables pour faire avancer l’abolition au Liban.
Consulter l’étude -> « Exit : Challenges and Needs of Lebanese and Syrian Women in Prostitution »
Voir la vidéo de sensibilisation réalisée à partir des témoignages des femmes interrogées dans l’étude :