« Il est important de montrer que dans notre pays, les trafiquants et proxénètes ne sont pas les bienvenus »

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OCRTEH  Elvire Arrighi, commissaire de police, est la nouvelle cheffe de l’Office Central de répression de la traite des êtres humains. Elle a accepté de nous parler des projets et analyses de l’office quant aux défis et enjeux actuels de la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains.

Quels sont les principaux enjeux auxquels l’OCRTEH fait face aujourd’hui ?

Nous faisons aujourd’hui face au déplacement de la prostitution de la voie publique vers l’espace privé, ce que nous appelons la prostitution logée, en appartement ou en hôtel. Il est plus difficile pour nous de détecter le phénomène et de protéger ses victimes. L’enjeu majeur, c’est donc d’adapter nos techniques d’enquête pour pouvoir mettre au jour ces réseaux de plus en plus dissimulés ; déjà enclenchée précédemment, cette tendance s’est accélérée avec le COVID.

C’est très complexe parce que cela demande d’enquêter énormément sur internet, et aussi à ce que les enquêteurs soient convaincus de la nécessité d’aller chercher et identifier les victimes et non plus de travailler uniquement sur l’identification des auteurs. Sur Internet, il est plus difficile d’identifier les victimes, qui sont cachées derrière des pseudonymes, ou des annonces mises en ligne par des proxénètes pour elles. Interpeller les proxénètes ne permet pas toujours de toucher les victimes.

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Pour vous, l’autre enjeu fort est celui du proxénétisme de mineurs. Pourquoi ?

Ce phénomène de prostitution des mineurs a explosé au milieu des années 2010 ; les différents acteurs concernés, et notamment la police n’ont pas jusqu’à aujourd’hui pu s’asseoir autour d’une table et se poser les questions aussi simples que : « que se passe-t-il et comment aborde-t-on la chose ? »

D’abord parce que les forces de l’ordre sont sollicitées de tous les côtés mais aussi par ce que cela nous demande une réorganisation, une répartition des compétences, et une coordination  pour avoir une appréhension plus fine de la problématique. Nous participons bien sûr au groupe de travail actuel sur le sujet, sous l’égide du procureur général de Paris.

La prostitution des mineur·es est-elle vraiment un phénomène nouveau ?

Ce qui est nouveau, c’est le phénomène tel qu’il existe aujourd’hui : une prostitution de mineur·es françaises dans des réseaux français, très nouvelle dans sa forme qui utilise les réseaux sociaux et internet, et surtout et par le nombre de victimes concernées, qui explose. En 2014, on avait très peu de mineurs dans nos dossiers et aujourd’hui on en a de plus en plus et en très grand nombre.

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Comment souhaitez-vous aborder la protection des victimes de la traite ?

Je suis convaincue que c’est une mission pluridisciplinaire, multi-acteurs et que nous devons articuler notre action entre acteurs. Chacun son rôle. La mission de l’OCRTEH est de permettre aux institutions ou aux associations d’exercer leur mission de protection, en leur remettant les victimes qui sont découvertes lors de nos enquêtes, après les avoir informées de leurs droits.

La loi de 2016 a profondément changé les choses. Notre approche en est totalement modifiée. Le métier d’enquêteur, de policier, c’est d’abord de mettre des malfaiteurs hors d’état de nuire. Mais désormais, nous avons aussi cette mission importante d’entendre et de notifier leurs droits aux victimes et en premier lieu de les considérer comme telles. C’est une révolution dans la tête d’un enquêteur qui pouvait jusque récemment mettre en cause une prostituée.

Nous mettons en place une vraie politique du changement, qui peut passer par des formations internes, des interventions auprès des enquêteurs pour adapter leurs méthodes d’audition. Lorsque nous sommes mis en contact avec des victimes, lors de perquisitions par exemple, il convient d’aller au-delà de la seule constatation de leur présence.

C’est dans l’intérêt de la victime d’une part, mais également dans l’intérêt de l’enquête : un témoignage étayé de victime peut être déterminant pour la condamnation de ceux qui l’ont exploitée.

Difficulté supplémentaire, aujourd’hui, comme on ne sait pas qui est derrière ces annonces sur internet, c’est au moment même où on démantèle le réseau qu’il faut agir, dans le temps de l’interpellation. Sans quoi les victimes s’évaporent. Or ce n’est pas naturellement le moment où les victimes sont en demande de sortie du parcours prostitutionnel.

Il est compréhensible que les enquêteurs aient avant tout en tête leur mission de rassembler les preuves, et de mettre en cause les malfaiteurs du réseau. Ils ont peu de disponibilité pour prendre en charge les victimes.

Il est donc essentiel d’anticiper avec les associations une présence de personnes qui seront en capacité de les mettre en confiance à l’arrivée des enquêteurs, et éventuellement de leur proposer un hébergement. Cette politique partenariale essentielle se construit petit à petit.

Comment améliorer le dépôt de plainte des victimes ?

Nous avons revu assez largement le procès-verbal type d’audition d’une victime de traite ou proxénétisme. D’abord pour compléter les droits qui sont notifiés à la victime. L’idée est de vraiment leur expliquer leurs droits, de leur poser des questions, d’attendre leur réponse, pour s’assurer qu’elles soient au mieux en mesure de les exercer, plutôt que de faire une notification en un bloc.

Notre démarche d’amélioration se poursuit ; actuellement, un réserviste travaille sur la question, et nous fait des recommandations pour adapter encore plus nos auditions. Suite à des opérations récentes, nous nous demandons s’il ne serait pas pertinent d’associer des personnes d’associations en amont de l’audition, ou des psychologues ou avocats spécialisés. Car on ne peut pas faire entrer une victime dans le vif du sujet sans avoir ménagé l’approche et la personne qu’on a en face de soi.

 

Il y a un principe de réalité qu’il faut prendre en compte. Pour les enquêteurs c’est un supplément de travail très important. Rien que la notification des droits prend une bonne demi-heure. Quand on démantèle des réseaux qui ont une trentaine de victimes, cela veut dire trente fois 30 minutes avant même d’aborder des éléments de l’enquête.

Pour une quinzaine d’enquêteurs, vous imaginez l’ampleur de la tâche ! Sachant que ce sont les mêmes qui doivent aussi gérer les gardes à vue.

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Envisagez-vous des formations ?

Oui, le tout est encore d’en déterminer le contenu. Nos auditions de victimes s’inscrivent dans une procédure judiciaire. Il y a des techniques d’audition, des contraintes opérationnelles et juridiques auxquelles nous ne pouvons pas nous soustraire. C’est un acte d’enquête qui a un objectif à ne pas perdre de vue : rassembler des éléments de preuve. Néanmoins je pense qu’au cours de l’audition il y a des termes qui peuvent être plus choisis que d’autres, des manières d’aborder les choses ou même de se comporter en tant qu’enquêteur, qui peuvent vraiment aider. Dans cet objectif, il faut en effet que nous mettions en place des formations en interne.

Comment prenez-vous en compte la pénalisation des « clients » et que peut-elle apporter à la lutte contre le proxénétisme et la traite ?

La verbalisation des « clients », c’est surtout la mission des services de police du quotidien. Mais nous la prenons en compte en premier lieu parce que nous sommes destinataires de toutes les statistiques la concernant, que nous devons compiler et analyser. Dans certains départements il y a eu une impulsion forte pour verbaliser les « clients », dans d’autres pas du tout, et nous n’avons pas la maîtrise là-dessus.

Ensuite nous avons aussi parfois l’occasion dans nos enquêtes d’entendre des « clients ». Lorsque nous avons la possibilité de les convoquer, cela donne un levier à nos enquêteurs pour rassembler au cours de leur audition des éléments d’enquête importants, pour identifier tant les auteurs que les victimes, et le fonctionnement du réseau.

Vous préconisez aussi des campagnes de communication sur le sujet ?

Je constate que si la pénalisation du « client » existe, elle n’est pas du tout connue et comprise par la population. J’ai l’intime conviction qu’on ne peut pas punir sans prévenir. C’est très difficile d’appliquer une contravention si l’on n’a pas au préalable expliqué pourquoi elle existe, fait prendre conscience au « client » de ce qu’il finance lorsqu’il achète un acte sexuel à une personne prostituée. Si on ne met pas en évidence le côté absolument sordide du réseau qu’il est en train de financer, et les conditions de vie des victimes, dans le cadre d’une campagne d’information massive à l’adresse du grand public, la mission de répression des policiers est vraiment difficile à mener, car on punit des gens qui ne comprennent pas.

Le profil des « clients » n’est pas du tout le même profil que celui des proxénètes. C’est « Monsieur tout le monde ». C’est-à-dire que ce sont des hommes qui considèrent que ce n’est pas très grave. Tant qu’on ne les a pas informés, il est difficile de leur reprocher de ne pas avoir conscience de la gravité de leur acte. Le citoyen lambda n’a pas conscience de ce qu’il y a derrière la prostitution, largement « glamourisée » dans l’esprit du grand public. Il faut lui ouvrir les yeux.

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Selon vous, que serait une bonne politique pour faire diminuer durablement le nombre de victimes de prostitution ?

Dans un monde idéal où on pourrait avoir tous les moyens humains possibles – car il faut comprendre que ce sont les moyens humains qui manquent, pas tellement les moyens matériels- on prendrait chaque numéro d’annonce qu’on trouve et on remonterait sur les proxénètes. Et il y a du travail pour des centaines voire des milliers d’enquêteurs !

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Est-ce alors l’océan qu’on essaie de vider à la petite cuiller ?

 Oui et non. Je crois vraiment à l’utilité de notre métier. En particulier face aux réseaux étrangers qui sont très nombreux. Les réseaux communiquent entre eux. Lorsqu’on démantèle un réseau et que les peines sont exemplaires un message fort passe dans la communauté concernée. Si au contraire le message était « en France, vous pouvez faire venir autant de victimes que vous voulez vous serez à l’abri », il y aurait un appel d’air très fort.

C’est important de montrer que dans ce pays les trafiquants ne sont pas à l’abri, y compris ceux qui gèrent des victimes en France depuis l’étranger. Récemment, il y a eu une explosion des réseaux d’Amérique latine, or les malfaiteurs sont souvent basés en Espagne, et font travailler leurs victimes en France. Un des enjeux très fort c’est aussi la coopération internationale.

Quand on démantèle un réseau de grande ampleur on met un vrai coup d’arrêt dans des structures qui ont parfois plusieurs dizaines de victimes. Et chaque victime compte. Vous sauvez une seule victime, c’est une victime qu’il est essentiel d’avoir sauvé.

Je ne suis pas du tout défaitiste.