La parole empêchée, la parole retrouvée

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Aujourd’hui, en France, de rares personnes prostituées parviennent à s’exprimer régulièrement dans les médias. Soutenues, voire formées à la prise de parole médiatique par des associations favorables à la normalisation et à la professionnalisation de la prostitution, elles défendent l’idée d’une prostitution libre et choisie, d’un métier comme un autre.

Au Mouvement du Nid, toutes celles que nous entendons, au quotidien, n’ont pas ce privilège. Réduites au silence par la honte ou les menaces qui continuent de peser sur elles, leur parole, qui ne sert pas le libéralisme et ses profits, demeure totalement occultée. Elles ne peuvent pas parler, la société ne veut pas les entendre.

Depuis de longues années, nous publions leurs témoignages dans nos pages : des femmes en majorité, mais aussi des hommes, qui ont en général fait la démarche de nous contacter, mus un désir profond, celui de changer de vie, d’échapper à l’enfermement. La plupart ne viennent pas du bout du monde mais de nos villes, de nos quartiers.

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Ces personnes ont déjà entamé une démarche critique sur leur propre parcours, ont pris du recul, et c’est cette amorce de recul même qui ouvre l’espace de la parole. Beaucoup témoignent du fait que tenir dans la prostitution exige de ne pas s’arrêter, de ne pas réfléchir. Parler est ici marquer un temps de pause essentiel pour envisager l’avenir.

Pour recueillir cette parole, notre démarche n’est pas celle du sociologue, notre outil ne tient pas de la grille d’entretien. Il s’agit d’une écoute qui se différencie de l’interview journalistique par le temps et l’ouverture qu’elle utilise, denrées qui manquent en général cruellement aux médias. Ces entretiens, d’une durée de trois à sept heures, sont le garant de l’authenticité. Ce n’est pas l’urgence, ce n’est pas le « direct » si chers à la télévision d’aujourd’hui qui permettent d’enlever les masques, de laisser affleurer les sentiments ou émotions enfouis.

Aux antipodes du voyeurisme et de l’audimat, notre écoute est fondée sur l’empathie, la confiance, l’absence de tout jugement. A mille lieues des projecteurs, nos lieux d’entretien permettent de faire le point à l’abri des regards, dans le silence d’une chambre d’hôtel, d’un domicile, d’un café tranquille. Les histoires que nous entendons sont souvent bouleversantes, l’écoute en est souvent éprouvante.

Nous qui les écoutons longuement, qui recevons leur émotion, leurs larmes, leur colère, sommes frappés par la rage de dire, de témoigner, qui anime ces personnes qui connaissent ou ont connu la prostitution. Leur prise de parole tient de la nécessité. Toutes voudraient que leur expérience serve à d’autres, toutes enragent de ne pas pouvoir prendre la parole en public, tant le jugement social continue de peser sur elles ; elles, dont on fait des coupables, par une formidable inversion des responsabilités, quand elles ne sont pas que des personnes vouées à la maltraitance et à l’abandon.

Bien souvent, ce qu’elles nous confient, elles ne l’ont jamais confié à personne. A qui peut-on dire que l’on est prostituée, auprès de qui peut-on prendre le temps de dérouler le fil entier de son histoire? Ce moment est donc pour elles un moment fort, essentiel.

Toutes ou presque se disent soulagées, délivrées d’un poids, heureuses d’avoir pu parler.

Nous sommes fiers de présenter ici leurs témoignages. Il nous semble d’ailleurs important de souligner à quel point sont grandes leurs capacités de résistance, leur force pour faire face à un quotidien plein de dureté, de méfiance, d’insultes, de violences. Contrairement à ce que voudraient faire croire les partisans de la prostitution professionnalisée, nous ne les tenons pas pour de pauvres victimes misérables et passives mais bien pour des femmes et des hommes d’une dignité impressionnante, riches de leur devenir, et qui nous inspirent souvent une réelle admiration. Nous tenons, à cette occasion, à les remercier pour leur confiance, leur chaleur et leur accueil.

Chacun des mots qui suivent pèse du poids de la vraie vie mais aussi d’un poids politique. Pour nous, les rassembler répond à une nécessité: faire entendre cette parole occultée, en finir avec les mythes, les visions glamour de la prostitution, contribuer à la construction d’une société qui refuse de perpétuer cette forme de violence indigne d’une société moderne et démocratique.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.