Sophie Binet et Sabine Reynosa (CGT) : la prostitution est une des expressions les plus fortes de la domination masculine

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La prostitution se développe sur le terreau de la misère, de la privation des droits.

La CGT a pris une position publique pour l’abolition en 2013, lors du débat sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. Une initiative d’autant plus marquante que le reste du monde syndical est resté muet. Sophie Binet, à la tête de la commission Femmes Mixité, et Sabine Reynosa, militante, nous expliquent en quoi la CGT se sent concernée par les enjeux liés à la prostitution.

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-Sophie Binet, Sabine Reynosa, la CGT défend-elle vraiment une position abolitionniste ?

Pour la CGT, la prostitution est l’une des expressions les plus violentes de la domination masculine, et ne saurait être considérée, ni comme un métier, ni comme une offre de service. Nous sommes d’accord sur l’essentiel : la protection des personnes prostituées et l’inversion de la charge pénale.

Une première question fut celle de savoir si la CGT avait une légitimité pour se positionner sur ce sujet. Il a semblé à la Commission Femmes Mixité que la conception de la prostitution
comme travail en Allemagne, en Belgique ou aux Pays-Bas, où des
« travailleurs du sexe » sont syndiqués, justifiait un positionnement. La pénalisation des clients a créé un débat, non pas que certains nieraient leur responsabilité et voudraient les épargner, mais parce qu’à la CGT il n’est pas dans la culture de défendre des mesures de répression.

Malgré tout, le Bureau Confédéral a avancé, de la responsabilisation des clients en 2013 à la pénalisation en 2014, mais sans avoir encore tranché sur la méthode.

À la Commission Femmes Mixité, où nous sommes pourtant 70% de femmes, certaines ont eu peur que soit imposée une nouvelle norme morale. Des tas de questions ont été soulevées : la liberté, l’aliénation, la pornographie…

Quelles sont les étapes qui ont permis cette avancée ?

Elle était en germe depuis longtemps. La CGT s’implique depuis des années au sein du Collectif National pour les Droits des Femmes (CNDF), dont elle est un des membres fondateurs. Des collègues de Midi-Pyrénées ont participé à des actions contre les bordels de la Jonquère. À Bordeaux, des militants ont lancé un appel d’hommes contre le « Manifeste des 343 salauds[[Allusion au « Manifeste des 343 salauds » publié par le magazine Causeur en novembre 2013 (en réalité 19 signataires, dont 2 se sont dédits).]] ». Le débat autour de la proposition de loi a servi d’accélérateur. Il ne s’agit sans doute pas de la préoccupation essentielle de la CGT mais c’est une position claire, officialisée par la participation de la CGT à la manifestation du 23 novembre 2013 contre les violences faites aux femmes.

Comment expliquer un tel positionnement dans un syndicat qui semble très masculin ?

Les instances confédérales sont paritaires depuis quinze ans, ce qui a changé la nature des débats. De plus, la CGT est un syndicat attaché à la dimension de transformation sociale et à l’avant-garde sur des questions indissociables de la prostitution : l’égalité professionnelle, mais aussi la question de la marchandisation qui nous a permis d’avancer sur la prostitution comme non-travail.

En quoi la prostitution n’est-elle pas un travail ?

Dans un travail, le lien de subordination avec l’employeur doit être temporaire, limité dans le temps et dans l’espace ainsi que dans son contenu ; il y a un droit à la déconnexion, à la préservation de la vie personnelle. Sinon, c’est un esclavage ou au minimum une aliénation.
Dans la prostitution, la personne est engagée tout entière ; il n’y a plus de séparation entre elle et la fonction qu’elle occupe. Pour nous, la force de travail physique ou intellectuelle est à distinguer de l’intimité. Le sexe doit rester une barrière, il est du domaine de l’inaliénabilité. Tout ne se vend pas.

De plus, un travail ne doit pas altérer la santé. Or, la prostitution impose souvent le recours aux drogues et occasionne des dégâts physiques et psychiques, des stress post-traumatiques.

Quels leviers voyez-vous aujourd’hui pour avancer sur cette question ?

Il y a deux enjeux pour nous : le vote de la proposition de loi et la position adoptée par les organisations syndicales au niveau international. Concernant la loi, la CGT a tout de suite posé la question des moyens financiers et humains pour garantir l’accompagnement des victimes. La prostitution, en France comme dans le reste du monde, se développe sur le terreau de la misère, de la privation des droits particulière- ment chez les femmes immigrées. Il est nécessaire d’agir sur le volet économique et social, sur les politiques d’immigration ; de faire reculer la pauvreté, la précarité, la flexibilité et les inégalités entre les femmes et les hommes.

Du côté des organisations syndicales internationales, notamment celles auxquelles est affiliée la CGT, certaines dénoncent la prostitution forcée, laissant le champ libre à une prostitution qui serait volontaire. Or, en tant que syndicalistes, nous ne savons que trop ce qu’il faut penser du libre arbitre et autre volontariat… La question du choix et de l’aliénation est centrale dans le monde syndical. S’il existe un salaire minimum, c’est bien pour empêcher l’aliénation volontaire de travailleurs qui accepteraient de travailler pour des patrons les payant deux euros de l’heure. Il faut préserver des normes, sinon certains acceptent l’inacceptable et toute la société bascule.

Nous voudrions que l’Organisation Internationale du Travail, où nous siégeons, adopte une norme sur les violences sexistes et sexuelles au travail : la question de la prostitution ne pourra alors plus être contournée. Nous pouvons nous appuyer sur la Résolution du Parlement Européen votée en février 2014[À lire sur notre site : [Parlement européen : un vote en faveur du « modèle nordique ».]], qui fait de la prostitution une atteinte aux droits humains. Des dangers demeurent, comme la demande de Bruxelles d’intégrer la prostitution dans le PIB. La France a refusé mais la réduction des déficits pourrait bien avoir raison de ce refus.

Une association, le Strass, se présente en France comme syndicat du travail du sexe

Pour être un syndicat, il faut respecter des critères, comme la représentativité, liée depuis 2008 aux résultats des élections professionnelles. Cette procédure protége les travailleurs et évite les faux représentants. Il ne peut donc y avoir de syndicat de personnes prostituées en France. En Allemagne, où les personnes prostituées sont censées pouvoir être syndiquées, elles sont très peu en réalité à le faire malgré le taux de syndicalisation élevé Outre-Rhin. Elles seraient 1 % à avoir un contrat de travail et leurs conditions de vie n’ont fait que se dégrader depuis la légalisation de la prostitution.

Au-delà de ces remarques qui peuvent sembler formelles, une question de fond se pose : celle de l’indépendance des syndicats, entre autres à l’égard de l’employeur. Quel syndicat réunirait à la fois employeurs et travailleurs ? Il est frappant de constater que les principales revendications du Strass reposent sur la dépénalisation du proxénétisme et le refus de pénaliser les clients. Autrement dit, garantir et préserver la liberté pleine et entière d’exploiter ! Lorsque l’on prétend représenter les travailleurs et travailleuses d’un secteur dont la grande majorité sont victimes de traite, voilà des combats sujets à caution !

Nous, syndicat de salariéEs, nous engageons pleinement aux côtés de tous les précaires, notamment sans-papiers. Nous ne concevons pas une défense efficace des salariéEs qui ne commencerait pas par la lutte contre les pires formes d’exploitation, et nous en apportons régulièrement la preuve aux côtés des privés d’emploi, des intérimaires, des femmes de ménage et des coiffeuses de Strasbourg-Saint-Denis, qui subissent des conditions de travail illégales.

Quel lien établissez-vous entre la prostitution et le statut des femmes, au travail et dans la société ?

La prostitution alimente directement le stéréotype des femmes comme objets de consommation, au service des désirs et pulsions masculines, sur lequel repose les violences sexistes et sexuelles. La prostitution est un encouragement à la violence et au harcèlement comme le prouve le fait que les femmes soient harcelées dans les quartiers de prostitution. Comment une société qui prétend aujourd’hui lutter contre les violences faites aux femmes peut-elle s’en accommoder ?

L’ampleur des violences subies par les femmes, qu’il s’agisse de violences conjugales, d’agressions sexuelles, de viol ou encore de prostitution, atteste que nous sommes face à un phénomène qui a des conséquences sur la société et sur la vie au travail. Une femme victime de violence, dans le cadre conjugal ou au travail, voit son droit au travail remis en cause.

Ces conceptions, nous les avons portées lors de la négociation de l’Accord National Interprofessionnel sur l’égalité professionnelle, en 2004. Dans le prolongement, le Conseil Supérieur à l’Égalité Professionnelle publie un rapport sur le sexisme au travail que nous soutenons. Il s’agit maintenant de nommer cette réalité subie très largement par les femmes, et d’introduire dans le code du travail une interdiction claire des agissements sexistes.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.