La Jonquera : un no woman’s land ?

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Observatrices observées ; curieux statut pour deux enquêtrices parties voir de leurs yeux les bordels de La Jonquera. Femmes, jeunes, leur présence forcément perturbante ne fait qu’ajouter à l’intérêt de leur reportage in vivo. Ni journaliste, ni sociologue, l’une d’elles nous fait ici le compte rendu d’une visite éprouvante en territoire masculin. Une seule équation, femme = prostituée. Récit.

Nous sommes parties avec une idée : voir le plus grand bordel d’Europe, objet d’une publicité incessante sur les radios régionales comme RTS, qui s’adresse aux jeunes. Notre crainte : dépenser l’argent du voyage pour s’entendre dire que notre sexe, s’il n’est pas disponible à la vente, est indésirable.

A notre arrivée à la Jonquera, nous nous sommes arrêtées dans une brasserie pour acheter une cartouche de cigarettes. A l’intérieur, j’ai été frappée par l’exclusivité de la présence masculine, une seule femme en salle en compagnie d’un homme et une serveuse au milieu d’une quarantaine de mecs. Lorsque je me suis avancée vers le bar, tous les hommes m’ont déshabillée du regard. J’ai ressenti un profond malaise mais je n’ai pas voulu le laisser paraître.

Deux types m’ont abordée pour me proposer des cartouches moins chères ; j’ai refusé leur offre et l’un, qui semblait ivre, a tenté de me toucher la poitrine. Je l’ai écarté de la main et le type s’est fait légèrement houspiller par le responsable. Lorsque je suis sortie, j’ai eu l’impression d’avoir subi la première épreuve de la soirée. Que nous réservait à présent le bordel si un simple restaurant de bord de route pouvait s’avérer aussi stigmatisant et éprouvant pour la jeune femme que j’étais ?

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Paradise, défense d’entrer

Nous avons commencé par le « Paradise », le plus grand bordel du sud de l’Europe. A l’entrée, des hommes fumaient leur cigarette. Lorsque nous nous sommes présentées aux videurs, ils nous ont orientées vers le club, le VIP. Passé la première porte, dans le hall d’entrée, de grandes filles, bien faites, en sous-vêtements et perchées sur des chaussures de gogo, circulaient seules ou avec un client. Face à nous, trois portes. Celle du milieu ouvrait sur des escaliers, ceux qui devaient monter aux chambres où les femmes effectuaient leurs passes. A droite, fermée, celle du « Paradise », derrière laquelle certaines femmes disparaissaient, et à gauche celle du club où nous avons été orientées. Les videurs ont bien veillé à ce que nous entrions dans le club.

Dépitées de n’avoir pu entrer au « Paradise », nous en avons demandé la raison à la barmaid. Elle nous a répondu qu’ils craignaient que nous récupérions des clients. Puis elle nous a orientées vers le « Dallas », un des autres bordels de la Jonquera, plus ancien, où nous pourrions entrer. Mais l’appréhension est là : en tant que femmes, allons nous pouvoir entrer ?

Au « Dallas », nous passons un portique de sécurité puis payons nos entrées 12 euros chacune. Un videur nous laisse entrer. Dans cette grande salle circulaire, des hommes bien sùr, jeunes dans l’ensemble, voire très jeunes pour certains. Une centaine environ. Parmi eux, quelques jeunes femmes déambulent en sous-vêtements et chaussures de gogo. Leurs corps dénudés contrastent avec nos tenues, nous dénotons fortement ! Nous qui voulions faire de l’observation, sommes observées comme des éléments marginaux voire improbables d’un tableau. Un peu comme si un noir s’était invité en pleine réunion du Ku Klux Klan. Notre différence : être femmes ET habillées. Nous nous sentons complètement décalées.

« Clients » lambda »

Nous commandons chacune une consommation. Un groupe de trois gars nous arrête : Jem, Zack et Médhi. Ils nous demandent ce que nous faisons là. Vous êtes lesbiennes ? Vous venez pour monter avec des filles ? Si vous voulez, on vous branche avec une nana!

Nous expliquons que nous sommes là par curiosité. Ils nous proposent alors de monter avec une fille et se renseignent sur les tarifs. Il s’avère que le montant de la passe s’élève à 80 euros auxquels la fille demande d’ajouter 50 euros pour la présence de la troisième personne. C’est trop cher pour nos compères, pas prêts à payer pour ce délire-là.

Nous leur demandons à notre tour ce qu’ils viennent chercher là. Jem est le plus direct des trois : Moi, je viens pour me vider les couilles. Je bois mon verre, je suis déjà monté une fois, je vais remonter une deuxième fois. Un autre, Medhi, soutient qu’il ne « consomme » pas, information qu’il dément par la suite. Zac, le dernier, dans la séduction vis-à-vis de nous, nous affirme qu’il s’est laissé embarquer par ses potes. Puis Jem explique : Suivant les filles, c’est entre 50 et 100 euros. Tu montes, tu donnes quelques euros à la mamie là-haut et tu entres dans la chambre avec la fille. Il ajoute alors que pour moi, il donnerait 100, même 150 euros ! Je suis censée me sentir flattée par sa générosité.

Nous insistons pour savoir ce que ces hommes cherchent dans ce type de rapport. Zac fait vite tomber le masque et nous répond qu’en tant qu’homme il a besoin de se vider, mais qu’il est déçu par le rapport car ces femmes sont des machines. Quand on leur demande s’ils ne sont pas gênés par le fait de payer des femmes qui sont peut-être en difficulté, ils répondent que de toute façon les putes sont de grosses vicieuses, que les hommes dealent et les femmes se prostituent, chacun son vice, un peu comme si la prostituée était le féminin du dealer.

Ils nous invitent à boire un verre et ajoutent que ça fait bizarre de voir des femmes normales dans ce cadre-là, que nous, nous sommes des femmes de valeur, par rapport aux putains sans valeur.

Nous profitons d’aller fumer une cigarette pour nous éclipser et tenter d’aborder d’autres clients. Entre temps, Lucile essaie d’approcher une des filles mais sans succès, celle-ci lui signifie qu’elle n’a pas le temps de discuter, qu’elle est en train de bosser. Nous sortons mais les trois gars nous suivent, leur offensive de séduction est de plus en plus lourde. Dehors deux types nous abordent. L’un est légionnaire, l’autre est père de famille mais dit qu’il est juste là pour accompagner son copain.
Nous rentrons. Nos trois gars deviennent de plus en plus provocateurs.

Quand dans la discussion l’un affirme mais vous, vous n’êtes pas des prostituées, je lui demande comment il peut le savoir et lui explique qu’aucun label ne l’atteste… Cela l’agresse visiblement et il me demande si je porte un string ou une culotte. Je lui réponds ni l’un, ni l’autre ! un peu par provocation, un peu par agacement. Zac vérifie alors sans se gêner en tirant sur mon sous-vêtement et me traite de menteuse. Nous voilà rangées dans la catégorie « femmes non fiables, auxquelles on ne peut pas faire confiance et dont on ne sait pas ce qu’elles font vraiment ici ».

Le feu passe à l’orange dans sa tête. Il y a un doute sur notre identité, quel est notre camp ? Dès avant cet échange, leurs mains se sont faites de plus en plus baladeuses et nous devons fréquemment les esquiver. Pendant que Mehdi m’avoue qu’effectivement il vient aussi se taper des filles, Zac propose à Lucile que nous partions avec eux dans un hôtel pour nous amuser et consommer de la coke. Comme nous déclinons leur proposition, et que Jem qui s’est déjà tapé deux nanas propose à ses potes de vider les lieux, Zac, à présent certain de ne pas pouvoir nous choper, intervient pour leur demander d’attendre le temps qu’il fasse son affaire avec une fille, qu’ il monte. Il disparaît dans la masse, nous en profitons pour faire de même.

Toilettes femmes

Fatiguées par cet échange éprouvant, nous filons dans les toilettes des femmes, enfin un endroit où être tranquilles. En pénétrant dans les WC, nous nous sommes retrouvées avec quatre ou cinq filles qui profitaient de cet endroit exclusivement féminin pour se détendre, fumer leur clope, retirer leurs chaussures et échanger quelques paroles. Nous leur avons demandé du feu. Lucile a remarqué la hauteur vertigineuse des talons qu’elles portaient, et une des filles lui a proposé d’essayer de marcher avec. E

lle a filé ses escarpins à Lucile qui s’est exclamée Wow ! Comment vous faites pour marcher avec ça !

La fille lui a répondu que c’était pour ça qu’elle venait dans les toilettes ; pour pouvoir les poser de temps en temps. On a demandé à une des filles si ça allait, elle a répondu après une grimace un si, si ça va énergique comme pour reprendre le dessus. Cette fille nous a dit avoir 25 ans.

Elles nous a demandé pourquoi nous étions là, nous avons répondu que nous avions envie de voir de quoi il s’agissait quand on entendait prononcer « Dallas » ou « Paradise ».

Alors que nous discutions certaines retournaient travailler, d’autres entraient pour prendre leur pause.

Nous avons continué la conversation.

  • D’où tu viens ?

Je suis roumaine comme la plupart des filles ici, il n’y a presque que des roumaines, nous a–t-elle répondu en souriant.

  • Vous vous entendez bien alors ?

Non, pas trop.

  • Comment tu es venue ici ?

J’ai regardé sur internet et j’ai vu le Dallas.

  • Tu savais à quoi t’attendre ?

Oui.

  • Tu es venue directement ?

Oui je suis venue directement.

Puis elle s’est excusée et a dit qu’elle devait retourner travailler. Une autre était là et nous avons commencé à discuter avec elle.

  • Pourquoi tu es venue ici ?

En Roumanie, je travaillais dans un bureau de change et je gagnais 250 euros par mois.

  • Et ici c’est ce que tu fais en une nuit ?

Oui, ça arrive…

  • Ta collègue nous a dit que vous étiez presque toutes roumaines, vous vous entendez bien entre vous ?

Oui, mais non, il y a beaucoup de compétition entre les filles, celles qui travaillent plus que les autres sont mises à l’écart, c’est mon cas. 

Une argentine d’une quarantaine d’années est entrée. Elle nous a raconté qu’elle avait son fils à Buenos Aires, qu’elle travaillait ici 4 mois par an et qu’ainsi elle pouvait rentrer ensuite et payer l’appartement et sa vie là-bas le reste de l’année.

Une autre femme – elle semble avoir plus de trente-cinq ans – nous raconte qu’elle est arrivée au Dallas il y a une dizaine d’années. Elle a travaillé pendant un peu plus d’un an et a rencontré un français avec lequel elle a vécu plus de quatre ans. La relation s’étant soldée par un échec, elle retravaille au Dallas depuis environ quatre ans. Elle nous a dit avoir deux enfants, un de 19 ans et l’autre de 13 qui vivent en Roumanie. C’est sa mère qui s’en occupe.

Comme nous lui faisons remarquer que les filles parlent bien le français, elle répond :
C’est normal, il n’y a que des Français quoique c’est pas des Français c’est beaucoup des arabes, c’est pas une bonne clientèle, ils n’ont pas d’argent.

Alors que les Français, ils sont bien, ils savent bien se comporter, ils ont plus de savoir-vivre, ils sont plus polis.

  • Est-ce qu’au Paradise c’est une meilleure clientèle ?

Peut-être…Au Moonlight où j’ai travaillé, oui, c’est une meilleure clientèle.

Toutes les femmes nous ont dit être là depuis au moins un an. L’une nous a expliqué que des filles logeaient dans les chambres. Pas elle : C’est l’armée ici, on ne peut pas écouter de musique, il y a des heures fixes pour les repas, nous a-t-elle expliqué. Et quand on loue, on doit laisser 50 euros de caution pour le vestiaire, pendant trois semaines obligatoirement ; 50 euros qu’on ne récupère pas si on part avant.

Une fille est arrivée en courant et en rigolant, un peu gênée, elle nous a dit : Je viens d’en planter un, il m’a demandé 20 euros, je lui ai dit attends je vais voir. À ce moment là, une autre a rebondi : Il y en a même qui demandent à ce que ce soit gratuit, en disant « tu as vu comme je suis beau, ça va te faire plaisir au moins », mais nous on s’en fout qu’il soit beau, qu’il soit jeune, qu’il soit vieux ou moche. On s’en fout ; nous ce qu’on regarde, c’est le portefeuille ; des hommes on en voit tellement qu’on ne regarde plus.

Peu à peu, nous avons pris de l’assurance. Et remarqué plusieurs choses : l’âge précoce de certains garçons – qui ne devaient pas avoir 18 ans -, le type de la clientèle – une majorité de maghrébins -, une moyenne d’âge assez basse – 25 ans environ – et la musique ringarde.

Une fille au visage fermé effectuait un show sans enthousiasme, un strip-tease intégral à une barre sur une chanson d’Isabelle Boulay Tu oublieras. Les hommes fixaient sur elle un regard avide de désir pour certains et presque blasé pour d’autres.

Des deux côtés, masculin comme féminin, dans l’opposition clairement définie par les tenues, les attitudes, les rapports de pouvoir, l’indifférence semblait régner : des femmes jolies dans l’ensemble, pratiquement nues, éparses ou par petit groupe de deux ou trois, en étalage, disponibles pour tout débat autour de leur tarification avec des hommes de toute sorte, habillés et groupés, un verre à la main ou pas. Une espèce de marché ouvert, où la prostituée est une femme lorsqu’on la regarde, reste humaine le temps de marchander pour l’accès à son corps, et qui, lorsque l’affaire est conclue, devient une sorte de «machine», un objet sexuel pour lequel on a payé.

Un spectacle mis en scène dans une lumière aussi crue que l’ambiance. Un Espagnol nous accroche, un homme seul d’une cinquantaine d’années, pour nous proposer un verre puis d’aller à l’hôtel. Je vois un homme qui se permet de tripoter les cheveux d’une fille ; elle se retourne et lui donne un coup dans le nez. Le club s’est rempli, il est 3h du matin. Nous quitterons le Dallas à 4h.

Petite sociologie personnelle

Tous les hommes avec lesquels nous avons discuté nous ont proposé d’aller à l’hôtel hormis le légionnaire et son pote, le jeune papa. En déambulant dans le club, Lucile s’est fait arrêter par un gars qui lui a expliqué dans le détail comment il a baisé une des filles et qui lui a mimé la scène. Un autre m’a accostée pour me demander si je travaillais bien que je sois habillée.

J’ai trouvé que les hommes dans leur ensemble nous mettaient dans un rapport de prostitution ; j’ai même eu l’impression que nous étions l’exotisme de la soirée : des putes déguisées en femmes « normales ».

Il y avait même peut-être pour certains un challenge à l’idée de nous choper sans avoir à payer.

Les hommes semblent sentir que les femmes sont à leur disposition et qu’ils peuvent faire les propositions qu’ils veulent à tout individu de sexe féminin, car nous-mêmes avons été confrontées à nombre de propositions, uniquement parce que nous sommes des femmes.

Dès l’épisode du restaurant, les choses m’ont paru évidentes. J’étais dans une zone de non-droit pour les femmes où tout jupon devenait un corps potentiellement disponible pour l’appétit sexuel des hommes. Pour moi, cette possibilité qu’ont les hommes d’acheter des corps féminins, les rend beaucoup moins respectueux de toutes les femmes dans leur ensemble, qu’elles soient prostituées ou non ; dans leur tête, toute femme est une prostituée potentielle ; il n’y a jamais la certitude qu’elle ne le soit pas…

J’accorde d’autant plus de crédit à l’étude qui a été menée en Allemagne et qui prouve que depuis la légalisation de la prostitution, le harcèlement sexuel a augmenté au travail. Je pense que la prostitution réactualise dans les représentations des personnes, hommes et femmes confondus, les schémas les plus archaïques. Loin d’être le milieu progressiste de la liberté et du plaisir sexuel, la prostitution se nourrit des représentations traditionnelles de l’homme – il a des besoins sexuels et possède l’argent et le pouvoir – et de la femme – mère ou putain, maternelle ou vénale, gratuite ou payante, celle qu’on aime et celle qu’on baise.

Pour moi, les dangers de la légalisation se situent là : dans un espace très masculin, nous voyons nos droits (d’existence extra-sexuelle ?) en tant que femmes diminuer. Ce sont bien les hommes qui posent les règles, même si les filles se défendent de certains attouchements. Lorsque nous nous sommes vues refuser l’entrée du « Paradise », au prétexte que nous pourrions prendre des clients, je pense que la vraie raison n’était pas celle là : mais bien le fait que cet espace doit rester préservé du regard féminin afin que les hommes se sentent vraiment à l’aise et dans leur bon droit.

Il y a danger quand dans un lieu on donne trop de pouvoir à des hommes sur des femmes. Car ce sont eux qui choisissent. L’espace d’action des femmes est très restreint ; elles peuvent refuser un client quand il est trop ivre, mais il s’agit plutôt de protection de soi et non d’un choix ; on fait forcément le choix de se protéger. Où est le choix pour la femme qui se prostitue ? Le seul qui ait le choix, choix de la femme prostituée, choix du tarif, choix du lieu, choix d’arriver, choix de partir, le qui, quand, où, comment, combien, c‘est le client. Le client est roi et son droit de cuissage en devient absolu dès lors qu’il peut aligner les quelques euros de compensation qui loin de le diminuer lui rappellent que, dans une société où celui qui a l’argent est roi, c’est lui qui a le pouvoir.

Si une femme peut être une pute et qu’une pute peut se faire acheter, alors toute femme peut être achetée. Le mot pute est féminin, et rares sont les personnes à penser à un homme quand on parle d’une pute. Au même titre que le masculin est universel et l’emporte sur le féminin dans notre langue française, quand il s’agit de prostitution, c’est le féminin qui devient universel. Ce qui est valable pour tout ce qui touche à la vie sociale – les hommes représentent la culture, les femmes la nature – est inversé pour ce qui relève du sexe : aux femmes la culture, la raison, la bonne tenue et la vénalité ; aux hommes la nature avec son lot de pulsions sexuelles, et caché derrière, le prétexte à la déresponsabilisation de leurs actions.