Au Canada, des féministes luttent contre la dépénalisation du proxénétisme

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Abattre les lois réprimant le proxénétisme, sous prétexte de… protéger les femmes en situation de prostitution : c’est la stratégie que pourrait bientôt appliquer l’Ontario (Canada), selon le dénouement de l’affaire Bedford c. Canada. Le 16 juin 2011, une coalition d’associations féministes plaidera auprès du Tribunal en faveur d’une autre voie : décriminaliser les personnes prostituées, mettre hors d’état de nuire leurs agresseurs…

En invalidant le 28 septembre 2010 trois articles du Code criminel portant sur la prostitution, la Cour supérieure de justice de l’Ontario, un état fédéral canadien, a donné le feu vert aux proxénètes pour organiser et développer le commerce des femmes. C’est au nom du souci de la sécurité des personnes prostituées que cette décision a été défendue. On doute qu’elle soit vraiment à leur profit ; notons d’ailleurs que l’infraction de « racolage » était, dans les faits, largement maintenue…

À lire sur ce site : Canada : La justice se prononce en faveur des proxénètes

Annonce

La Cour d’appel de l’Ontario a été alors saisie par le gouvernement fédéral du Canada. Dans le cadre de l’examen de la décision rendue par la Cour supérieure de l’Ontario, la Cour d’appel entend le 16 juin 2011 la position de la Coalition pancanadienne féministe abolitionniste, composée de sept organisations féministes revendiquant l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Nous reproduisons ci-dessous l’argumentaire très étayé qui soutient l’intervention de la Coalition, tel que nous l’avons reçu de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES).

À lire également, sur le site du Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter, le travail de resistance à la décision réactionnaire rendue dans l’affaire Bedford.

– 1. Position juridique de la Coalition

La Coalition rejette à la fois la position de statu quo défendue par les Procureurs généraux du Canada et de l’Ontario (les appelants) et celle des requérantes (les intimés) visant à invalider les dispositions mises en cause dans leur entièreté.

La Coalition affirme plutôt que la Charte canadienne des droits et libertés, interprétée en conformité avec les obligations internationales du Canada, requière l’adoption d’une criminalisation asymétrique de la prostitution, qui se détaille ainsi :

Premièrement, reconnaître que la criminalisation des personnes prostituées les punit pour leur propre exploitation par les clients et les proxénètes et qu’elle est donc une mesure inconstitutionnelle. Cette criminalisation prive les personnes prostituées de leur droit à la liberté et à la sécurité et est contraire aux principes de justice fondamentale.

Deuxièmement, dans la mesure où la criminalisation est dirigée contre les activités des proxénètes, des tenanciers de bordels, des clients et de tous ceux qui vivent des fruits et exploitent la prostitution d’autrui, elle ne porte pas atteinte aux droits constitutionnels des personnes prostituées. Au contraire, cette criminalisation renforce leurs droits constitutionnels à l’égalité et à la sécurité, puisqu’elle vise à empêcher que des personnes ne profitent de leur exploitation sexuelle.

Le danger posé au droit à la sécurité des personnes prostituées n’est pas fonction des lois qui criminalise la prostitution. Ce danger est plutôt imputable aux clients et aux profiteurs de tout acabit de la prostitution. Il serait donc illogique et contraire aux principes de justice fondamentale de décriminaliser les hommes qui exploitent la prostitution d’autrui en ayant ainsi la prétention de protéger les femmes prostituées contre ces mêmes hommes.

– 2. La réalité de la prostitution : la première instance a erré en analysant les faits

La Coalition souligne que les personnes prostituées ne le sont pas par hasard. La Cour de première instance a erré en présentant les femmes ayant témoigné devant elle comme formant un groupe extrêmement diversifié, alors que les faits démontrent plutôt que ces femmes ont en commun de profondes similitudes quant aux inégalités qu’elles vivent.

Au premier chef de ce vécu figure l’inégalité entre les femmes et les hommes. En effet, la majorité des personnes prostituées au Canada sont des femmes et des filles, alors que la majorité des proxénètes et presque tous les clients sont des hommes. Par ailleurs, les femmes ayant témoigné subissent ou partagent les inégalités systémiques telles que l’origine autochtone, la race, la pauvreté, l’âge, les handicaps et le statut d’immigrant•e.

Contrairement à l’analyse de la Cour de première instance, la Coalition affirme qu’il n’est pas possible de totalement séparer la prostitution juvénile de la prostitution adulte. Ces deux phénomènes forment plutôt un continuum, puisqu’une forte proportion de femmes, dont deux des trois requérantes, sont entrées dans la prostitution alors qu’elles étaient encore adolescentes. Les violences vécues, telles que les abus sexuels, sont des évènements qui facilitent l’entrée dans la prostitution. Le fait que ces femmes soient encore exploitées dans la prostitution une fois adulte ne transforme pas tout à coup leur exploitation en « choix libre et éclairé » simplement parce qu’elles ont atteint l’âge de18 ans.

Les témoignages entendus à la Cour de première instance indique qu’il n’est pas possible de faire une distinction claire entre les hommes qui exploitent et ceux qui « protègeraient » les femmes dans la prostitution. En effet, les femmes prostituées ont témoigné au procès que des propriétaires d’agence et des chauffeurs violaient des femmes prostituées, les rendaient dépendantes aux drogues ou les offraient à des fins sexuelles à des groupes d’hommes. Celles-ci ont de plus rapporté que ces propriétaires et chauffeurs ne les protégeaient que rarement contre la violence des clients.

La Coalition affirme également que la Cour de première instance a erré en omettant de prendre en compte la violence inhérente à la prostitution, la surreprésentation des femmes autochtones dans la prostitution et les liens existant entre la prostitution domestique (interne) et la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle tant au niveau national qu’international. La Coalition affirme également que la Cour a erré en présentant les bordels comme des lieux sains et sécuritaires pour les femmes ainsi qu’en opposant totalement la prostitution de rue à la prostitution intérieure.

– 3. La Coalition demande à la Cour :

La Cour se doit d’éviter une interprétation trop large pour résoudre un problème constitutionnel. La Coalition demande donc à la Cour de reconnaître que les dispositions du Code criminel mises en cause ne sont inconstitutionnelles que lorsqu’appliquées aux personnes qui sont prostituées. Appliquées aux personnes qui exploitent et profitent de la prostitution d’autrui, tels que les clients et les proxénètes, ces lois sont légitimes puisqu’elles protègent le droit à l’égalité et à la sécurité de toutes les femmes et les filles.

La Coalition demande donc à la Cour de reconnaître que, particulièrement dans le présent contexte d’inégalité systémique entre les femmes et les hommes, personne n’a le droit constitutionnel d’acheter et de vendre le corps des femmes à des fins d’exploitation sexuelle.

Ces organisations sont membres de la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution

ACCCACS – L’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel

ACSEF – L’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry

AFAC – L’Association des femmes autochtones du Canada

AOcVF – Action Ontarienne contre la Violence faite aux Femmes

CLES – La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle

RQCALACS – Le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel

Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter