« Bordel associatif » : Isatis ou la quadrature du cercle

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À Liège, un bordel associatif pourrait voir le jour d’ici deux ans. Un concept évidemment présenté comme innovant. Les contradictions, pour ne pas dire les aberrations qui l’accompagnent, nous laissent quant à nous sans voix.

Après fermeture, sur décision du Conseil Communal, d’une cinquantaine de « salons » et de vitrines rasés pour cause de projets immobiliers, la ville wallonne songe à construire un bordel sur le modèle de la villa Tinto ouverte en 2006 à Anvers.

A une différence près : ce bordel serait géré par le monde associatif et non plus par un propriétaire privé. L’organisation de la prostitution par l’Etat étant interdite depuis 1948, c’est une structure associative qui devrait gérer l’établissement. « Isatis » (Initiative sociale d’aide aux travailleurs indépendants du sexe), créée à cet effet en 2009, rassemble donc autorités communales, judiciaires et associations de terrain.

Si l’accord est finalisé, l’établissement pourrait être construit à l’horizon 2013/2014. La ville, qui se porte garante du prêt de 4 à 5 millions d’euros d’ores et déjà accepté par une banque, a cédé un terrain de 2000 m2. Le bâtiment comporterait 25 à 50 salons qui seraient loués par environ 150 femmes prostituées indépendantes, selon le principe des trois pauses, c’est-à-dire des trois-huit. La structure garantirait des loyers modérés de l’ordre de 120 euros pour huit heures, ce qui serait bien inférieur à ceux que pratique la flamande Villa Tinto qui génère des bénéfices de 200 000 euros mensuels. L’établissement, qui abriterait une supérette et une cafétéria et serait flanqué d’un commissariat de police, assurerait aux femmes des conditions optimales d’hygiène et de sécurité.

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On s’en doute, le projet fait des vagues. Les opposants avancent le fait que cet établissement ne peut que renforcer l’activité, légitimer la prostitution et donc servir l’industrie du sexe et les trafiquants. Ces arguments sont évidemment de poids.

Mais il est un autre point qui fait débat : le statut d’indépendante exigé des personnes prostituées. Pour Quentin Deltour[Alain Wolwertz, [L’Avenir du 21 janvier 2011.]], coordinateur d’Espace P, association de santé communautaire qui s’est d’ores et déjà retirée du projet, cette obligation va condamner beaucoup de femmes à la rue et à la clandestinité. Selon lui, malgré la pression de plus en plus forte du fisc sur le milieu, la moitié des femmes ne s’inscrivent pas. On note donc que le projet Isatis se propose de soutenir avec zèle la politique fiscale belge. Et qu’il s’offre à peu de frais une façade bon teint en affichant ce statut d’indépendante comme une garantie sans proxénète, un label de bonne prostitution. Naïveté ou malhonnêteté ? Difficile de le dire.

Nœud de contradictions ou pure aberration ?

En se retirant du projet, Espace P souligne également toute l’ambiguïté de la double casquette : gérer un établissement de prostitution et aider les femmes à en sortir. Avec l’argent récolté, les associations s’engageraient en effet à financer des projets de sortie pour les femmes qui le souhaitent. On organiserait donc la prostitution pour financer les moyens d’échapper à la prostitution… Tiendra-t-on cette promesse une fois emballée la machine à fabriquer de l’argent ? A l’heure où le monde associatif voit partout fondre les subventions, les financeurs habituels, Etat ou communes, auront beau jeu de se défausser sur ces rentrées assurées. La dépendance est en marche, avec des conséquences qui font frémir.

Même les meilleurs défenseurs du projet sont gênés aux entournures.
L’objectif n’est évidemment pas de proposer des services sexuels, mais de lutter contre l’exclusion sociale déclare Michèle Villain, de l’association Icar, au journal Le Vif[[Jacqueline Remits, Le Vif, 16 février2011.]]. On organise donc un bordel labellisé, ouvert 24h sur 24, ce qui revient à lancer une invitation aux clientsplus déculpabilisés que jamais -, mais on ne le fait pas… dans le but de proposer des services sexuels.

S’il s’agit de lutter contre l’exclusion sociale, pourquoi ne consacre-t-on pas tout de suite les 4 millions d’euros à fournir des emplois à ces femmes plutôt que les astreindre à subir des rapports sexuels à la cadence des trois-huit ?

Les contradictions sont partout. Pour le bourgmestre Willy Demeyer, il vaut mieux encadrer et gérer la prostitution. Quand on l’ignore, les mafias et les organisations criminelles s’installent, croit-il savoir. M. Demeyer n’a donc pas remarqué qu’aux Pays-Bas, où l’on encadre à tour de bras depuis 2000, jamais les organisations criminelles ne se sont si bien portées. Et, alors qu’il était déjà bourgmestre en 2008, n’avait-il pas décidé de raser le « quartier rouge » de Liège – soit, de la prostitution « encadrée et gérée » -, qui était devenu, selon lui un lieu d’insécurité permanente.

Willy Demeyer insiste également sur la nécessité de bannir le proxénétisme. Pour bannir le proxénétisme des proxénètes professionnels, il s’agit donc – au nom des meilleures intentions – de transformer une ville entière en proxénète amateur : instances communales, policières, judiciaires, associatives, banque, architectes s’unissent pour regrouper des femmes dans un établissement dédié au plaisir sexuel masculin.

Une nouvelle fois, une politique présentée comme novatrice ne fait que s’appuyer sur une donnée jamais remise en cause : le droit des hommes à disposer sexuellement des femmes. Pas un mot, dans les statuts (voir ci-dessous), n’aborde la question des « clients » prostitueurs, de leur responsabilité dans l’entretien de la prostitution et de la traite. Il n’est question que d’assurer leur sécurité (!) au même titre que celle des personnes prostituées, eux qui forment le premier bataillon des agresseurs, ce que prouvent toutes les enquêtes. Rien de moins novateur, on le voit (pour ne pas dire pire), que ce projet de bordel à « loyer modéré », dont un rapide calcul nous montre que chaque femme pourra verser jusqu’à 2400 euros mensuels pour 40h par semaine ! Un loyer hors de prix quand on le ramène à sa traduction en nombre de passes…

Les statuts d’Isatis

Isatis, Initiative sociale d’aide aux travailleurs indépendants du sexe, s’inscrit dans le cadre de la politique globale de réduction des risques liés à la prostitution et de lutte contre l’exclusion sociale et la précarisation des personnes prostituées à Liège.

Le projet vise leur intégration au sein de la sociétéet au sein du quartier. Il s’agit de faciliter leur accès aux informations, à l’aide et à la prévention socio sanitaire, au dépistage et aux soins, ainsi qu’à l’assistance sociale, administrative et juridique et de promouvoir la santé.

Ces buts seraient poursuivis par le biais de la mise en location, à prix raisonnable, et sans qu’il s’agisse d’en tirer un quelconque profit, de locaux agréablement aménagés, régulièrement entretenus et nettoyés, suffisamment éclairés, permettant l’exercice de la prostitution dans des conditions de sécurité et de salubrité conformes à la dignité humaine.

Isatis prétend ainsi contribuer à la lutte contre la banalisation de la prostitution ainsi qu’à la prévention du proxénétisme hôtelier, de l’exploitation sexuelle et de la traite des êtres humains. Seraient appliquées des procédures permettant d’assurer au mieux la sécurité des personnes prostituées en salon et de leurs clients. Est prévue, l’affectation prioritaire des bénéfices éventuellement réalisés dans des projets éducatifs et pédagogiques qui pourront contribuer à la prévention de l’exploitation sexuelle.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.