La Belgique, bientôt le nouveau paradis des proxénètes?

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Inquiets devant le développement alarmant du proxénétisme dans leur pays, associations et personnalités ont publié cette tribune le 8 mai 2013 dans le quotidien belge Le Soir. Parmi les signataires, le Lobby européen des femmes, le Conseil des Femmes francophones de Belgique, l’Université des Femmes, et des responsables politiques de premier plan : les parlementaires Véronique de Keyser, Zakia Khattabi, Viviane Teitelbaum, et la ministre Céline Fremault.

Propositions de loi autorisant l’exploitation de salons de prostitution, projets d’eros-centers à Liège, puis Seraing, et maintenant Schaerbeek et Saint-Josse… La Belgique voudrait-elle, à l’instar des Pays-Bas, se transformer en paradis des proxénètes ?

On peut sincèrement se poser la question quand on voit un « Dodo la Saumure » se plaindre avec succès, lors de son procès, d’être victime de discrimination quand il est accusé de proxénétisme alors qu’il opère dans un pays qui tolère les maisons closes. Pour de nombreux Français et autres Européens, la Belgique est en effet bien connue pour ses bordels et sa « Villa Tinto » à Anvers, sur le modèle du quartier rouge d’Amsterdam.

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Pourtant, la Belgique a ratifié en 1965 la Convention des Nations Unies pour la Répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Ce texte international, adopté dans la foulée des grands instruments de droits humains de l’après-guerre, définit la prostitution comme incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine. En transposant dans son code pénal les articles de cette Convention, la Belgique, tout comme 16 autres pays de l’Union européenne, s’est engagée à lutter contre toutes les formes de proxénétisme, à soutenir les personnes prostituées dans leurs efforts de réinsertion, et à mettre en place une politique de prévention de la prostitution.

Aujourd’hui, force est de constater que le proxénétisme bénéficie en Belgique d’une impunité croissante, que la prostitution s’est banalisée et qu’aucune politique de prévention n’a été mise en œuvre. Cette impunité s’appuie sur un allègement du code pénal qui, depuis 1995, tolère le proxénétisme immobilier à condition qu’il n’y ait pas de profit dit anormal. Même si ce texte condamne le fait d’embaucher une personne en vue de la prostitution ou de tenir une maison de prostitution, la politique pénale belge en la matière est démissionnaire. En effet, si l’on appliquait sérieusement ces articles du code pénal, la Villa Tinto à Anvers, les vitrines de la rue d’Aerschot et les carrées de Saint-Josse, mais aussi les nombreux bordels à la frontière belgo-française, seraient obligés de fermer.

A Schaerbeek, les vitrines de la rue d’Aerschot pourraient toutes être considérées comme illégales : inscrites à la Banque-Carrefour des Entreprises comme débits de boissons, elles fonctionnent donc sur la base d’une fausse déclaration et de faux contrats de serveuses, ne respectent pas le droit du travail, et affichent clairement des horaires dépassant le maximum légal… Engage serveuse, 6h-18h ou 18h-6h… A quand un simple contrôle de l’inspection du travail ?

Par ailleurs, la loi belge prévoit de condamner tout profit anormal tiré de la location d’une chambre ou d’un local aux fins de prostitution. Dans les 60 vitrines de la rue d’Aerschot, chaque personne prostituée verse environ 7500 euros par mois (250 euros par tranche de 12 heures versés tous les jours du mois) aux propriétaires des vitrines (200 euros) et aux dames de compagnie (50 euros). Ainsi, les 150 premiers « clients » du mois leur permettent de payer uniquement leur « droit » d’être dans la vitrine. Chaque vitrine accueillant en moyenne quatre personnes par jour, le propriétaire d’une vitrine touche au minimum 800 euros par jour, soit plus de 300 000 euros par an. Dans les 80 à 90 carrées situées sur la commune de Saint-Josse, les loyers demandés aux personnes prostituées peuvent atteindre 3500 euros par mois. Dans les deux cas, on a clairement affaire à du proxénétisme hôtelier, avec des profits complètement anormaux, et pourtant aucune action fédérale ne semble entreprise pour contrer ces abus.

Quand on sait que la commune de Schaerbeek prélève une taxe de 2500 euros par femme par an sur les « bars » de la rue d’Aerschot, ainsi que 3500 euros par an pour chaque carrée sur son territoire, et que Saint-Josse perçoit une taxe annuelle de 650 euros en moyenne par carrée, on peut légitimement se demander si nos politiques ne tiennent pas à conserver la prostitution pour des questions financières….

Le proxénétisme serait-il devenu un métier comme un autre en Belgique ? Les règlements de police des communes concernées n’interdisent pas les établissements de prostitution, mais les cantonnent à une série d’adresses précises, et exigent le certificat de conformité délivré par la commune ; peut devenir proxénète… oups, pardon : exploitant, toute personne majeure ayant un casier judiciaire vierge. Sommes-nous face à des communes proxénètes ou à des communes démunies utilisant les quelques compétences à leur disposition en l’absence d’une politique fédérale ferme en matière de proxénétisme ?

Les Nations Unies estiment que l’industrie du sexe est maintenant le troisième business illégal le plus profitable au monde, après les trafics d’armes ou de drogue. Et pourtant, la Belgique ne semble pas vouloir tirer les leçons des expériences de son voisin les Pays-Bas, qui a autorisé les bordels il y a 13 ans, et ne sait plus comment gérer l’afflux de trafiquants et de personnes prostituées. Plusieurs études émanant du Ministère de la Justice[[Daalder, A. L. (2007). Prostitution in The Netherlands since the lifting of the brothel ban (EN). The Hague: WODC / Boom Juridische Uitgevers.]], des Services de Police Nationale[[KLPD (Korps Landelijke Politiediensten) – Dienst Nationale Recherche (juli 2008). Schone schijn, de signalering van mensenhandel in de vergunde prostitutiesector. Driebergen.]] et de la Ville d’Amsterdam[[Gemeente Amsterdam, Ministerie van Veiligheid en Justitie; Projectgroep Emergo (2011). Emergo – De gezamenlijke aanpak van de zware (georganiseerde) misdaad in het hart van Amsterdam. Achtergronden, ontwikkelingen, perspectieven. Amsterdam: Boom Juridische Uitgevers.]] révèlent que le crime organisé a gardé le contrôle sur le secteur légal de l’industrie du sexe : la moitié des licences d’exploitation de lieux de prostitution ou de coffee shops (marijuana) sont détenues par un ou plusieurs entrepreneurs déjà condamnés par la justice. Et c’est sans compter l’augmentation des établissements illégaux. A celles et ceux qui prétendent que réglementation de la prostitution permet de protéger les personnes prostituées, les faits néerlandais prouvent le contraire : 50 à 90% des personnes prostituées dans l’ industrie légale sont forcées à le faire, et leur situation s’est détériorée.

Même constat en Allemagne, qui a dépénalisé le proxénétisme en 1999 : fin 2011, le commissaire principal de la ville de Stuttgart déplore l’approche réglementariste allemande : pour lui, les proxénètes sont désormais comme des coqs en pâte[EMMA; [« Die Zuhälter baden doch in Schampus! » (DE), printemps 2011. Une traduction en français est disponible : « Les proxénètes sont comme coq en pâte ».]], et seulement 3 à 5% des personnes prostituées sont indépendantes. Confrontée à l’obligation de recueillir une plainte pour agir, la police ne peut rien faire, dans un secteur où les victimes ne témoignent quasiment jamais.

Lors d’une conférence au Parlement européen en décembre dernier, Joëlle Milquet, vice-Première ministre, ministre de l’Intérieur et de l’Egalité des chances, a mentionné un rapport de la police[ [80 % des prostituées seraient victimes d’exploitation.]] qui estime le nombre de prostituées à 23 000 ; parmi celles-ci, 80% seraient victimes d’exploitation, et 10% de ces victimes se trouveraient dans une situation d’exploitation grave (violences physiques et/ou sexuelles).

Quelle société voulons-nous ? Une société favorisant l’impunité et les profits de l’industrie du sexe, qui donne aux proxénètes un statut d’entrepreneur ? Ou une société qui préserve la sexualité du champ du marché et des violences, qui promeut l’égalité entre les femmes et les hommes, et refuse d’exploiter la précarité des plus vulnérables, en grande majorité des femmes et en grande majorité des étrangères ? Le proxénétisme exploite toutes les formes d’inégalités et de vulnérabilités, nous ne pouvons plus nous taire face à l’impunité croissante dont il bénéficie en Belgique.

Signataires

Pierrette Pape, militante féministe, Appel 21

Patric Jean, cinéaste, Appel 21

Pascale Maquestiau, militante féministe, Appel 21

Grégoire Théry, militant abolitionniste, Appel 21

Céline Fremault, Ministre bruxelloise de l’Economie, de l’Emploi, de la Recherche scientifique, du Commerce, du Commerce extérieur, de la Santé, de la Formation des classes moyennes et de la Fonction publique

Véronique de Keyser, Eurodéputée, Vice-Présidente du groupe socialiste au Parlement européen, Conseillère communale à Liège

Zakia Khattabi, Sénatrice écolo de communauté

Viviane Teitelbaum, Députée bruxelloise, Echevine des finances et de la propreté publique à Ixelles

Conseil des Femmes Francophones de Belgique

Nederlandstalige Vrouwenraad

Les Femmes Prévoyantes Socialistes

L’Université des Femmes

Le Monde selon les Femmes

Osez le Féminisme Belgique

ZéroMacho

Lobby européen des femmes

Appel 21 – pour l’Abolition du Proxénétisme et de la Prostitution, pour l’Egalité et la Liberté

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.