Gisèle : « La prostitution, c’est pire que si j’avais fait de la prison »

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Gisèle, qui est sortie de la prostitution depuis plus de 15 ans, estime que sa vie est un « total gâchis ». Son passé continue à lui coller à la peau. Sacrifiée par sa mère contre du charbon lorsqu’elle était enfant, elle continue à « servir les autres ». Gisèle est en colère de devoir toujours « demeurer à la marge ».

Pour moi, la prostitution, c’est pire que si j’avais fait de la prison ; c’est une infamie. J’ai 68 ans et ma vie est un total gâchis. J’ai beaucoup de mal à en parler. Le plus douloureux pour moi, c’est d’avoir été toujours à la marge et de l’être encore. Je n’ai jamais pu acquérir un métier. Je souffre de ne pas avoir eu de relations sociales, d’amis ; pour pouvoir discuter, apprendre.

Lorsque j’ai quitté la prostitution, il y a quinze ans, je suis allée à une réunion bouddhiste : je ne pouvais pas dire quelle avait été mon activité et je ne pouvais pas mentir. Je n’y suis donc jamais retournée…

J’avais également effectué un stage à l’association Retravailler où se retrouvaient des femmes, la plupart en instance de divorce. Lors de ces rencontres, il y avait toujours un moment où chaque participante était invitée à prendre la parole. Ces femmes qui avaient passé des années derrière leurs casseroles, se racontaient. Moi, je laissais passer mon tour. Les membres du groupe me voyaient comme une personne légère et insouciante, élégante. Effectivement, j’ai toujours tenu à être coquette, à prendre soin de moi.

Pendant vingt ans, j’ai fait du footing. Malheureusement, j’ai dû arrêter à cause d’une scoliose datant de l’enfance et qui a été diagnostiquée tardivement.

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Je n’ai jamais aimé me raconter ; d’ailleurs, je n’ai rien à dire. On ne peut pas exprimer ce qu’on ressent lorsqu’on estime ne pas avoir de valeur.

Dans la prostitution, c’était pareil ; je n’aurais jamais voulu que les clients voient que je souffrais. De toutes façons, ils n’auraient rien pu faire pour moi. Il fallait coùte que coùte que je sois légère, joyeuse parce que leur vie était triste. Et puis, je voulais qu’ils reviennent, les fidéliser…. Pour moi, c’était une lutte permanente de devoir toujours montrer un bel aspect de moi-même.

À 20 ans, j’ai commencé à fréquenter des bars à consommation. Je disais : « je fais ça pour l’argent ». Étant sans diplôme, j’aurais pu travailler à l’usine ou faire des ménages, mais j’avais déjà intégré que mon corps était une marchandise.

Ensuite j’ai suivi une copine dans les bars montants en Belgique. Les vingt-cinq dernières années, j’exerçais mon activité dans un studio que je sous-louais à ma sœur ; je n’ai jamais eu de mac. Je recevais les clients que j’avais rencontrés dans les bars ou qui venaient, suite aux annonces que je faisais passer régulièrement dans les journaux gratuits. Je faisais mon choix : en effet, je ne voulais pas qu’il y ait un dé lé permanent d’hommes dans l’immeuble. À travers ces hommes plus âgés que moi, je recherchais le père que je n’avais jamais eu ou le prince charmant qui me sortirait de là.

Le prix du sacrifice

Mes frères et sœurs n’ont jamais su que j’étais prostituée, comme ils n’ont jamais su ce que j’avais subi durant mon enfance. Lorsque j’avais 4 ans, ma mère m’a vendue contre du charbon à un locataire de l’immeuble où nous habitions. En tant qu’aînée, j’ai été la sacrifiée de la famille. C’était durant l’hiver 54.

À l’époque, les mères célibataires ne bénéficiaient pas d’aides sociales comme aujourd’hui. Et puis, c’était mal vu d’être une femme seule avec quatre enfants de deux pères différents. Comme ma mère n’avait pas d’argent pour payer un loyer, elle vivait dans un squat au dernier étage de l’immeuble.

Aujourd’hui encore, j’ai des flashs très violents : cet homme, fonctionnaire à la Sécurité sociale, abusait de moi, tandis que ma mère se cachait le visage. Je sais que ce n’est pas de ma faute, mais j’ai encore la honte d’avoir eu un destin pareil. Et je me serais sentie encore plus rabaissée d’en parler à ma famille.

J’ai toujours continué à me taire et à me sacrifier. À l’époque où je travaillais dans les bars en Belgique, je donnais de l’argent à ma mère lorsque je rentrais le week-end. Elle s’en accommodait très bien. Je lui faisais beaucoup de cadeaux, ainsi qu’au fils de ma sœur. Grâce à moi, il partait régulièrement faire du ski. Moi, je ne me suis pas mariée et je n’ai jamais eu d’enfants.

Sortir de la honte par la vengeance

À l’époque où j’exerçais mon activité en studio, je souffrais énormément de la situation. Je n’en pouvais plus, je me sentais prisonnière. Je me disais qu’il fallait absolument que quelque chose se passe ; qu’un événement – heureux ou malheureux – survienne pour que je sorte enfin de la prostitution.

Mon vœu a été exaucé en 1999, à l’arrivée d’un nouveau concierge, un militaire de carrière. Je suis sortie de la honte… par la vengeance. Comme cet homme avait appris que je me prostituais, il me poursuivait de ses assiduités, tout en colportant des médisances sur moi. L’attitude des voisins a alors changé à mon égard. À leurs yeux, je n’étais qu’une « putain ». Un voisin jusqu’alors très courtois, me saluait désormais avec un sourire narquois par un Bonjouuuuur

Le concierge qui se rendait tous les dimanches à l’église avec son épouse, bénéficiait quant à lui d’une réputation sans tache. Or, j’avais découvert par hasard que cet homme qui me considérait comme une moins que rien couchait avec la femme de ménage de l’immeuble, puis avec sa belle-sœur. Il racontait à tout le monde que je recevais des hommes, tandis que lui trompait sa femme qui était alors hospitalisée. J’étais très vexée et très en colère. Je voulais absolument rabaisser cet homme qui m’avait blessée dans mon amour-propre.

Comme j’avais réussi à intercepter les conversations téléphoniques du concierge avec sa belle-sœur, grâce à un téléphone radio que m’avait installé un client, je me suis transformée en corbeau. J’écrivais à la craie, sur le sol, certains morceaux choisis des échanges que j’avais entendus entre les deux amants. En ouvrant la porte de sa loge au petit matin, le concierge découvrait sur son perron des messages tels que : Est-ce que tu as acheté un porte-jarretelles à Petit cœur ?. C’était ainsi que le concierge appelait sa maîtresse.

Lorsque la belle-sœur a porté plainte, je me suis dénoncée pour ne pas avoir trop d’ennuis. J’ai été confrontée à elle, lors d’une médiation au tribunal, puis l’affaire a été classée sans suite.

Une grande délivrance

C’est donc ce conflit qui a déclenché ma sortie de la prostitution. En effet, j’ai été contrainte de quitter le studio où je recevais les clients. J’étais très angoissée parce que je n’avais pas de feuille de paie ni de CV.

Je me suis alors débarrassée de tout ce qui me rappelait l’époque de la prostitution. Plusieurs matins de suite, vers 4 h, je suis allée déposer sur le trottoir tout ce que je possédais : mon matelas, mes livres, mes lampes… Pour moi, ce fut une grande délivrance. Comme un oiseau s’envole de sa cage, je me sentais libérée.

De 4 à 52 ans, j’avais vécu dans le silence, la violence, l’abus. Enfin, j’étais sortie du déni, de la justification ; pour la première fois j’ai raconté au Mouvement du Nid les abus sexuels dont j’avais été victime.

J’ai pensé que je pouvais alors tout recommencer à zéro. Mais il était trop tard… J’avais 55 ans et je n’avais plus rien. Comme je ne savais pas où aller, je suis retournée vivre chez ma mère qui était à l’origine de tout ce que j’avais vécu. Je dormais sur le canapé du salon, près de mon frère handicapé.

Alors que ma mère avait un début d’Alzheimer, je lui ai dit un jour : Il paraît que tu as envoyé ta fille chez monsieur…. lorsqu’elle était petite, et elle s’est fait violer. Elle a répondu : C’est malheureux, mais c’est comme ça. Pendant un an, j’ai vécu chez elle et j’avais la haine. Ma mère a été ma proxénète. Et je n’ai pas pleuré à sa mort.

Enfin, grâce au Mouvement du Nid, j’ai pu bénéficier d’un logement social ; j’y vis toujours, seule, avec le minimum vieillesse.

Aujourd’hui, je suis toujours très en colère parce que je continue à servir les autres ; c’est mon destin. J’ai la charge de mon frère handicapé que je vais voir deux fois par jour. C’est très lourd à porter, mais je ne peux pas l’abandonner, sinon il sera placé dans une structure. C’est l’héritage de ma mère…