Mylène, « prostituée de luxe »

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Jadis « hôtesse » en Allemagne, prostituée dite « de luxe », Mylène fait encore des cauchemars à l’idée d’en parler.

« C’était avant la chute du mur de Berlin. À 23 ans, je suis partie en Allemagne. Là-bas, j’ai rencontré un homme qui avait le démon du jeu. Je lui ai signé des chèques en blanc et je me suis retrouvée avec un découvert faramineux. Curieusement, je m’en foutais. J’avais un total mépris de moi-même. D’ailleurs, je faisais du parachutisme, moi qui ai le vertige rien qu’en montant sur une échelle. En fait, j’étais suicidaire.

Je travaillais à Cologne, dans une grande entreprise. Comme j’étais étrangère, j’ai épousé cet homme pour ne pas être expulsée. Avec la dette que j’avais à rembourser, j’ai fait les petites annonces dans un journal gratuit. Je ne voulais pas de bar, je ne bois pas. De toute façon, je n’avais rien à perdre. Et puis c’était en Allemagne, c’est-à-dire pas dans ma langue. Cet épisode, je l’ai vécu en allemand ; j’ai beaucoup de mal à en parler en français.

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Au boulot, j’avais une collègue, Jutta. Elle avait un vieux qui venait la chercher en Mercedes. Un lundi, elle m’a expliqué qu’elle avait été gentille avec lui, et qu’il lui avait payé un super chemisier qu’elle avait repéré dans une vitrine.

Un truc à 300 marks à l’époque, hors de prix.

J’ai calculé le coùt horaire. Elle avait passé la nuit avec ce type, et elle avait eu le chemisier gris, alors qu’elle préférait le bleu. J’ai pensé que si elle avait été prostituée, elle aurait passé moins de temps et elle aurait choisi la couleur. Froidement, je me suis dit, je préfère me vendre, je n’aurai pas à dire merci.

Dans ma tête, il y avait le chemisier de Jutta et « Belle de Jour » avec Catherine Deneuve. Je voulais garder un certain statut social.
J’ai donc appelé pour une annonce : Hôtesse cherche collègue sympa.
Dans l’appartement, il y avait trois filles. Normales. Une Allemande, une Turque et la femme du propriétaire. Chacune avait son téléphone. Le proprio, le grand Hans, m’a dit que j’allais pouvoir reprendre le « rôle » d’une petite brune qui allait s’arrêter. On tournait à cinq filles, toutes différentes pour éviter la concurrence, toujours un nombre impair pour ne pas se tirer dans les pattes. Je suis devenue Martine.

C’était un appartement cossu dans un quartier genre Neuilly, loué à prix d’or au dernier étage, pour la discrétion. Un immeuble avec des médecins, des dentistes, pour noyer le poisson. Pas du tout le style miroirs et velours rouges, mais du fonctionnel avec serviettes coordonnées. On ouvrait correctement habillées.

On ne disait pas « clients » mais « invités ». On était des « hôtesses ».

La passe était à 100 marks (sans préservatif c’était le double), l’heure était à 300 marks.

On versait au propriétaire 100 marks par jour ou, au choix, la moitié de nos gains. Le plus intéressant, c’était de proposer une heure aux clients et de les faire parler pour en faire le minimum. On préférait en avoir 3 à 200 marks que 6 à 100 marks.

Enfin, le moins possible.

Le grand Hans m’a dit : Si quelqu’un ne te plaît pas, tu rajoutes un zéro au prix. Une fois, j’ai demandé 1000 marks. Le type a payé.

Je me disais je vaux 1000 marks ! Moi qui me sentais une merde…

J’ai commencé le soir même. Je me souviens encore de ma joie à 11h du soir d’avoir surmonté ma trouille. En fait, je m’étais shootée au valium. Ce premier soir, j’en ai fait trois. Le prix me semblait exorbitant. Presque trop cher payé. Moi qui étais bourrée de complexes, c’était valorisant.

Quand j’ai été au point, Hans a passé une annonce en précisant que j’étais française. Au début, j’ai eu un sentiment de pouvoir. Tout ce que j’étais capable de gagner ! Une fois, j’ai fait 6000 marks en une seule journée. J’avais rajouté des zéros. Le soir, c’était huîtres et saumon fumé. Je me disais que je les avais bien mérités. J’avais perdu tout sens des réalités. Il fallait se faire plaisir pour compenser.

De temps en temps il y avait des descentes de police. Les flics venaient voir si on était déclarées et si on était en règle du point de vue médical. On passait une visite médicale toutes les semaines, à 23 marks. J’avais un carnet bleu. J’étais immatriculée au ministère de la Santé. Après chaque visite, on nous mettait un tampon. Les clients avaient le droit d’exiger le carnet à tout moment.

Les clients, c’était une grosse majorité de 40/60 ans avec une vie bien rangée, bien monotone. Beaucoup éprouvaient le besoin de se justifier ; je ne leur demandais rien.

Il y avait de tout. Des hommes dont la femme ne voulait plus. Des jeunes qui avaient tout pour plaire, beaux, sympas, intéressants. D’autres qui n’osaient pas demander certaines choses — des fellations — à la mère de leurs enfants ; des gentils, l’un mettait 200 marks sur la table et dans le même temps m’apportait des journaux français pour me faire plaisir.

Des orduriers qui laissaient les filles en larmes ; pas moi, je m’en foutais. Des gros avec une odeur de sueur, des directeurs (notamment le sous-directeur d’une grande banque allemande), des odieux qui jetaient les billets par terre pour nous obliger à les ramasser.

Des pathétiques. Des types dans une grande misère humaine.

Le plus lourd, c’est d’avoir été achetée. Tu n’es rien du tout, je paye.

Pour supporter, on ferme les yeux. Je mettais mon bras devant mon visage, avec mon parfum dessus. Ça permet de protéger une part de soi, une part qu’ils n’auront pas.
Il y avait aussi le valium. Sans le valium, je n’aurais pas pu. Ça ne se voyait pas, ça ne coùtait rien à côté des sniffs des autres. On prenait toutes quelque chose.

Certains clients nous demandent pourquoi on est là. Ce qu’ils veulent entendre, c’est qu’on raffole du sexe, qu’on a besoin de jouir 10 fois par jour. C’est leur fantasme. Au lieu de quoi, jamais aucune fille que j’ai connue n’a eu de plaisir.

Ils sont naïfs. En fait, on n’aspire qu’à une chose. Arriver au dimanche pour que ça s’arrête. On dépose la cervelle en même temps que les fringues et on gémit en cadence pour que ça finisse vite.

Une fois, j’ai passé une semaine entière avec un client pour 1000 marks par jour. C’était l’enfer. J’ai cru crever. Et puis il y avait les filles qui bossaient avec moi : une avait été violée à 13 ans par le petit ami de sa mère, qui n’avait rien trouvé de mieux que de la mettre dehors en l’accusant de l’avoir aguiché. Elle a fini en eros-center, droguée, et elle est morte d’une pneumonie; à moins que ce ne soit du sida.

Une autre avait un total dégoût des hommes après avoir vu son père maltraiter sa mère ; elle s’était spécialisée dans la domination. La jeune fille turque avait été jetée dehors par sa famille parce qu’elle était enceinte.

Moi? Ma mère m’a raconté sa nuit de noces. En long et en large. À neuf ans, je savais tout. À six, elle m’avait déjà tout dit sur les règles et le Père Noël. A onze, elle m’a présenté son amant et m’a expliqué qu’il pratiquait la sodomie en guise de contraception. Quand j’ai dit la vérité à ma mère, bien plus tard, sur ma vie en Allemagne, elle m’a interrogée d’un œil lubrique.

Petit à petit, j’ai commencé à penser à mon CV à trous. Je me suis dit que je ne retrouverais jamais de boulot, j’ai eu envie d’une vie normale. J’ai davantage pris le train pour revenir, je passais par Paris, et retour. Pas en avion, c’était trop rapide. il me fallait de plus en plus de temps et d’efforts pour y retourner. Des fois, je claquais 5000 F en un week-end. En bêtises. J’allais me faire faire des gommages. Encore maintenant, j’ai besoin d’en faire deux par semaine. À l’époque, je ne me lavais qu’avec du mercryl. Pour décaper.

Quand j’ai arrêté, j’ai eu la chance de trouver du boulot en France. J’avais mis 20000 francs de côté. Je m’en suis tirée parce que j’ai pu mettre des limites. Mais je ne veux pas imaginer ce que je serais devenue si j’avais été droguée ou si j’avais eu des enfants à nourrir… Après je ne supportais plus le sexe. Une main masculine sur mon épaule me brùlait. Je n’ai plus eu aucune sexualité pendant trois ans.

Le plus lourd, c’est d’avoir été achetée. Tu n’es rien du tout, je paye.

On en prend plein la gueule. Je me sers de toi comme d’une bassine. Pour me vider.

En plus, j’ai été volontaire. Je n’ai jamais eu de revolver sur la tempe. Quand c’est comme ça, on n’a même pas l’excuse d’avoir été une victime! On a choisi. Mais choisi ou pas, le traumatisme est le même.

Le pire là-dedans, c’est les clients. Tant qu’il y aura des clients, il y aura de la prostitution.

Il faut leur dire ! « Si vous saviez ce qu’on pense de vous! À quel point on vous déteste, on vous méprise de nous acheter, pendant qu’on vous appelle «chéri» et qu’on vous flatte! »

Il faudrait placarder des affiches de 4 x 3 m pour qu’ils comprennent.

Pour oublier, il faudrait que je devienne aveugle, que je n’aie plus de mains, que j’aie la maladie d’Alzheimer. N’empêche, je pense toujours au chemisier de Jutta. Elle s’est bien fait avoir. »

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.