Naïma : J’ai le sentiment que les clients préfèrent celles qui sont en pleine détresse…

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À 16 ans, mon père a découvert que j’avais un flirt. Il m’a menacée avec une arme. Je me souviens de ses mots : Je ne suis pas venu en France pour que tu deviennes une pute. Je suis partie à 18 ans et j’ai trouvé un CDI à temps partiel aux Galeries Lafayette.

Je me suis mise à faire les annonces de bars dans les journaux gratuits. J’avais l’image du cabaret, du spectacle, un peu comme dans les films. Je pensais qu’il y avait un peu d’arnaque et qu’on pouvait se faire pas mal d’argent.
J’en avais repéré un, j’y suis allée. J’étais tétanisée. Une hôtesse m’a expliqué que le boulot consistait à tenir compagnie aux hommes en buvant un peu de champagne. La patronne m’a dit d’être sexy. Elle a ajouté : « il est interdit d’avoir des relations sexuelles avec les clients.« 

Le premier jour, il y avait trois filles. L’une d’elles, une Africaine m’a dit : « Alors ma belle, tu vas sucer ? » Je me suis rebellée. Elle a rigolé. Le lendemain, je ne travaillais pas aux Galeries et je suis arrivée dès l’ouverture, à 15h. Il y avait là des hommes d’affaire syriens. La patronne leur a dit : « Regardez mon joli petit cheptel ! Elles sont bien chaudes. » Ce sont les mots qu’elle a employés.

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Je me suis retrouvée seule avec un homme dans l’un des box séparés par des paravents qui sont réservés à ceux qui prennent des bouteilles. Il a tout de suite posé un billet de 500 F sur la table. Quand il m’a demandé une petite gâterie, j’ai refusé. Il m’a accusée de « faire ma coincée« . Et puis il s’est levé, a baissé son pantalon. J’ai dit : « Je ne peux pas.«  Alors, il m’a attrapé la tête.
Après, j’ai vidé tout le reste de la bouteille. La routine était installée. Je me suis dit : “tu vas tenir, prendre ton courage à deux mains ; pour ton frère”. [nota : Naïma vit alors avec son jeune frère à sa charge.

Je me sentais en sécurité avec la patronne, une femme de 45 ans, très chic, ancienne prostituée. Elle me parlait gentiment, enfin au début… Avec le recul, j’ai compris qu’elle était dépressive et alcoolique. Dans son cercle d’amis, il y avait des policiers. Une fois, on m’en a montré un, haut placé paraît-il. Il n’a pas pris de fille mais il est venu boire un verre.
Ce souvenir m’a beaucoup marquée. Comment sortir de ça si la police est dedans ?

J’ai vite compris comment ça fonctionne. Au comptoir, pas de mains baladeuses ; rien ne doit se voir. En réalité, la fellation fait partie de la consommation après la première bouteille.
L’éventail des clients est large. Mais en général, c’est plutôt des cadres, chefs d’entreprise, médecins. Je ne comprends pas leur démarche. Le plaisir de payer ? Le pouvoir pour eux, apparemment, c’est aussi la possession de la femme. La prostitution, c’est avoir du pouvoir sur quelqu’un de plus faible.

Au début, on cherche à comprendre ; après on laisse tomber. C’est dur d’être confrontée à la réalité de l’homme. Pour moi, les clients sont violents ; il y a les violents physiques, les barbares – je paye, tu te tais et tu obéis – mais les autres aussi sont violents ; moralement, avec leurs moyens de pression. Au bout du compte, j’ai le sentiment que les clients préfèrent celles qui sont en pleine détresse, ça les excite plus. Ils aiment le challenge.

Je buvais pas mal pour supporter. Dans ces bars, nous, on ne boit que du champagne. Je fréquentais toujours un peu mon ex petit ami. Quand j’étais triste, il était là ; il ne m’a jamais demandé d’argent directement. Si j’étais gentille et que je lui faisais des cadeaux, je le voyais ; des cadeaux chers bien sùr. Ca ne me plaisait pas trop, mais il me manquait et donc… Maintenant je comprends qu’il a usé de manipulation.

À l’époque, quand il m’arrivait de sortir dans la journée, j’étais dans une bulle. Je me réveillais à 1h de l’après-midi, j’arrivais à 15h au bar, à l’intérieur on avait l’impression qu’il était minuit. J’avais quitté le monde réel. Mes copines m’avaient laissé tomber. Quand j’arrivais, je fermais mon esprit ; un peu comme si celle qui était dans le bar n’était pas moi mais une autre personne. Au bar, on nous donne un prénom ; ça amplifie le dédoublement ; vis-à-vis des clients, c’est comme une protection, une garantie d’anonymat.

J’ai commencé à avoir des soucis avec ma patronne, elle ne voulait pas me payer ; elle disait qu’elle avait des problèmes d’argent. En plus, je ne pouvais plus supporter l’alcool ; j’allais vomir dans les toilettes, je passais des soirées atroces. J’ai fait une lettre de démission, puis des démarches auprès de l‘inspection du travail. Sans résultats. Je n’avais plus d’économies, je n’arrivais plus à chercher de travail, j’avais trop honte de moi. J’avais été licenciée des Galeries. En fait, je n’ai tenu que sept mois avec les deux boulots.
Je suis donc retournée voir la patronne pour récupérer mon argent. Elle m’a proposé de revenir.

À ce moment-là, un Algérien, qui était tombé amoureux de moi, a épousé la patronne pour reprendre le bar. Il m’a dit que c’était moi qu’il aimait. Il prenait de la coke, du whisky ; je suis entrée dans un jeu pervers, j’ai eu des relations avec lui, et la patronne l’a appris. C’est devenu horrible. J’ai eu droit aux clients les plus durs ; par représailles. Elle se vengeait. Elle leur disait que j’étais faite pour la sodomie. J’avais peur d’elle, depuis que je l’avais vue avec le commissaire. Elle prenait de l’alcool, du lexomil, elle avait des crises : c’était les larmes, les insultes.

Tant que mon argent n’était pas versé, je revenais toujours. Maintenant, je sais que c’est une méthode pour nous tenir. J’étais une gagneuse comme ils disent, j’avais « un bon potentiel« …

La patronne nous détruisait psychologiquement. Lui frappait. Je commençais à refuser les clients, je pleurais, je perdais tout contrôle. Il me disait « j’en ai rien à foutre » et il cognait. Je criais, personne ne bougeait. Je sortais démolie et j’allais chez le médecin pour faire constater.
La quatrième fois, j’ai décidé de porter plainte. J’ai foncé au commissariat et j’ai tout déballé. J’ai juste épargné la patronne, j’avais trop peur de ses relations. Les policiers m’ont donné leur numéro de portable pour que je me sente plus en sécurité. J’ai porté plainte pour violences, proxénétisme et abus sexuels ; j’étais à sa disposition et pour moi il s’agissait de viols.

Au procès, je me suis retrouvée seule. Pas de témoin, personne. Les hôtesses m’avaient pourtant dit qu’elles viendraient. Lui, il avait toute sa famille…
Aujourd’hui, j’ai une autre perception des êtres humains. Je suis sans illusion. En plus, il s’est passé des choses bizarres, les procédures n’ont pas été respectées. Mon avocate n’a été prévenue du procès que le matin même.
Il a écopé de 18 mois avec sursis. Il y a quelques mois, il est venu sonner chez moi. A 7h du matin. Et je l’ai recroisé dans mon quartier. Depuis, j’ai pris un chien, un rottweiler.

Je suis sortie de tout ça il y a un an. J’ai subi un traumatisme ; j’ai fait une tentative de suicide. La famille ? Pas là. Les amis ? Pas là. L’amour ? Pas là. A quoi ça sert de vivre ? Je n’ai plus confiance.
Mon rapport aux hommes a changé. Je m’efforce de rester positive mais je n’arrive pas à concevoir qu’un homme différent puisse exister.
Mais je travaille sur moi et heureusement, j’ai fait une formation ; pour moi, c’est une renaissance.

Pour en sortir, il a fallu que je me coupe du monde. J’ai arrêté l’alcool. J’ai coupé avec mon ancien copain. Je l’ai vu faire son cinéma avec une autre fille. Maintenant, elle travaille dans un bar américain. Ils sont très patients…

Ce qui est dur, c’est de tout recommencer de zéro, de tout reconstruire : avec les autres, avec la vie professionnelle ; sur mon CV, il y a un trou de 2001 à 2004. Il faut rompre et c’est terrible à affronter. En plus, le monde de la nuit est petit et on est vite repérée. Si une fille échappe à son proxo, elle peut être reprise par un autre ; c’est très organisé.

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Claudine Legardinier
Journaliste indépendante, ancienne membre de l’Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes, elle recueille depuis des années des témoignages de personnes prostituées. Elle a publié plusieurs livres, notamment Prostitution, une guerre contre les femmes (Syllepse, 2015) et en collaboration avec le sociologue Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, l’enquête (Presses de la Renaissance, 2006). Autrice de nombreux articles, elle a collaboré au Dictionnaire Critique du Féminisme et au Livre noir de la condition des femmes.