« Consentir à  se mettre à  disposition d’autrui n’est pas la liberté »

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Muriel Fabre-Magnan est professeure de droit à  l’université Paris 1. Elle vient de publier « L’institution de la liberté » où elle démontre que la liberté ne peut pas être celle de détruire ce qui protège et garantit la liberté. Un ouvrage fondamental, particulièrement au moment où une « QPC » menace la loi du 13 avril 2016

Que peut-on opposer comme argument juridique à  ceux qui affirment que se prostituer fait partie de la liberté de disposer de son corps, au nom du « mon corps mon choix » ?

On peut parler d’une liberté de disposer de son corps si on entend par là  la faculté de porter atteinte à  son propre corps, par exemple en cessant de manger, en buvant, ou encore en s’entaillant le corps voire en se coupant un doigt. On a même le pouvoir de mettre fin à  ses jours. Toutes ces « libertés » sont cependant plutôt des pouvoirs de fait, car le droit n’interviendra pas vraiment pour les soutenir (quelqu’un qui empêcherait une personne de se suicider ne pourrait ainsi sans doute pas être condamné pour entrave à  la liberté d’autrui). Dès qu’il s’agit en revanche d’un rapport à  autrui, c’est un principe d’indisponibilité du corps humain qu’il faut appliquer. Le consentement à  ce qu’autrui porte atteinte à  notre corps est alors inopérant (en dehors de cas particuliers comme la médecine bien sùr). La prostitution entre dans ce cas, où l’on prétendrait appeler liberté le consentement des personnes à  se mettre à  la disposition d’autrui.

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Le droit (comme la sexualité d’ailleurs) est-il « envahi » par le marché ?

À partir du moment où l’on revendique que les « adultes consentants » puissent faire ce qu’ils veulent d’eux-mêmes et de leur corps, y compris dans un rapport avec autrui, la pente est glissante. On le voit avec l’utilisation des données numériques ou de santé : si la personne peut accepter, au nom de sa liberté, de les transférer à  autrui, qu’est-ce qui l’empêchera de les céder à  titre onéreux ? Si l’on ajoute que la personne peut, avec son consentement, accepter de se mettre en danger physiquement ou psychiquement (je n’invente pas : c’est la définition de l’autonomie personnelle par la Cour européenne des droits de l’homme), il n’y a plus aucune limite. Si on peut consentir à  ce qu’autrui acquierre l’usage ou les utilités de notre corps, y compris en portant atteinte à  notre intégrité physique, au nom de quoi pourrait-on empêcher qu’on le fasse contre rémunération ? Une fois les interdits du droit détruits, il faudra en assumer les conséquences, et notamment effectivement une marchandisation généralisée.

Vous consacrez un chapitre aux « leurres du consentement ». Aujourd’hui la notion de consentement « entre adultes » est en permanence invoquée par certains courants au sein même du féminisme comme la valeur suprême pour garantir le droit de « faire ce que l’on veut ». En quoi est-ce un leurre ?

C’est un leurre à  maints égards. Dans un système libéral et démocratique, le droit doit considérer les personnes comme libres et autonomes, et donc admettre par principe qu’elles consentent dès lors qu’elles disent consentir, même si ce à  quoi elles consentent n’apparaît pas toujours désirable selon le sens commun. Un contrôle plus poussé serait excessivement intrusif et il est de toutes les façons bien naïf de penser qu’on aurait alors accès à  la vérité des personnes. Qu’est-ce qui pousse une femme à  accepter de se prostituer ? Quelles maltraitances subies dans l’enfance la conduisent à  avoir perdu toute estime d’elle-même ? Quelle misère économique la conduit à  faire le choix désespéré de vendre son corps à  autrui ? On sait combien le consentement est fragile en fait. Il n’y a qu’à  considérer la difficulté des femmes battues à  s’extraire d’une relation nocive pour aller porter plainte. Sans parler même des femmes insérées dans des réseaux de prostitution et menacées de rétorsion en cas de plainte. Toute la protection du droit ne peut donc pas être subordonnée au consentement des personnes. Il ne s’agit pas de disqualifier le consentement de ces femmes, mais d’admettre que le droit peut interdire des activités même lorsqu’elles sont consenties.

Le droit, parfois qualifié de « paternaliste » (tout comme le féminisme abolitionniste), qui consiste à  protéger la personne contre elle-même restreint-il la liberté ?

Si je me réfère à  ce que j’ai dit plus haut, ce que l’on nomme protection de la personne contre elle-même, et que l’on disqualifie au nom d’un paternalisme dont on devrait se débarrasser, est en réalité une protection des personnes contre autrui. Si la prostitution doit être abolie, ce n’est pas pour protéger les femmes contre elles-mêmes mais contre ceux qui veulent user voire abuser d’elles, clients et proxénètes.

Vous parlez de retournement de la liberté, qui servirait finalement d’instrument d’oppression par les plus forts sur les plus faibles. Pouvez-vous expliquer ?

Le retournement s’opère dès lors qu’on appelle liberté la faculté de consentir à  perdre sa liberté. Ce sont alors les plus faibles qui vont être amenés à  consentir. Il ne s’agit pas de juger les femmes (ou les hommes) que les circonstances de la vie conduisent à  devoir se mettre à  la disposition d’autrui, mais d’instituer une société décente, c’est-à -dire qui protège les faibles contre la domination des forts.
Quant aux personnes qui, confortablement installées dans leur salon, martèleraient que la prostitution est un métier comme un autre, il faudrait les mettre une nuit sur le trottoir avec l’obligation de faire 20 passes. On leur demanderait ensuite si c’est pareil que huit heures dans une usine même en travaillant à  la chaîne. Le manque d’imagination de certains confine à  un refus de voir qui trahit en réalité une indifférence au sort d’autrui.

Sans prendre position vous-même sur la pénalisation des clients, vous avez évoqué dans Marianne le fait que les arguments des requérants montraient les « leurres et dérives contemporaines » et illustraient ce retournement de la liberté. Pourquoi ?

Les requérants soutiennent que la pénalisation des clients est contraire à  la liberté contractuelle et à  la liberté d’entreprendre. Cette motivation montre la complicité entre le libertarisme sociétal et l’ultralibéralisme économique. Je montre dans le livre que ce sont ces mêmes libertés qui, au début du 20ème siècle, ont été invoquées par la Cour suprême américaine pour invalider les premières grandes lois sociales, en particulier celles sur la limitation du temps de travail.

Sur la QPC déposée au Conseil constitutionnel, vous estimez par ailleurs que ce n’est pas aux juges de prendre position, et qu’il pourrait y avoir dérive là  encore s’ils le faisaient ?

Décider des modalités d’abolition de la prostitution est un choix de nature politique, qui relève de la souveraineté nationale et non pas des juges. Sans pouvoir ici entrer dans les détails, le système juridique français n’est pas le système américain, et le Conseil constitutionnel a un peu trop tendance aujourd’hui à  l’oublier et à  se prendre pour une Cour suprême qui aurait le pouvoir de faire (ou de défaire) la loi pour décider des orientations économiques et sociales de notre pays.

Un des arguments des défenseurs de la loi comme le Mouvement du Nid est le respect de la dignité humaine – la prostitution étant reconnue comme une violence faite aux femmes y portant atteinte, et que ce droit fondamental doit l’emporter sur la liberté d’entreprendre. Qu’en pensez-vous ?

Dans sa décision à  propos des premières lois dites de bioéthique, le Conseil constitutionnel a affirmé que « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation est un principe à  valeur constitutionnelle ». La prostitution peut sans difficulté être qualifiée de forme d’asservissement et elle conduit aussi à  des dégradations du corps des femmes, au sens physique comme au sens moral.
Je serais en revanche plus réservée sur l’affirmation que la dignité doit « l’emporter » sur la liberté d’entreprendre. J’essaye de montrer dans le livre que la dignité est, dans notre système juridique, le fondement des droits de la personne humaine. Elle ne devrait donc pas être considérée comme un droit comme les autres, pas même comme un droit de l’homme, sous peine précisément d’être mise en balance avec les autres droits et libertés fondamentales. La dignité est indérogeable, et cela suffit à  dire qu’elle doit être respectée de façon absolue, sans qu’aucun autre droit ou liberté (par exemple la liberté d’entreprendre) ne puisse même être invoqués pour justifier qu’il y soit porté atteinte.

Vous dites qu’opposer liberté et dignité est un « faux procès ». Pourquoi ?

Dans la culture juridique nord-américaine, la dignité est identifiée à  l’autonomie de la personne. En France au contraire, on a tendance à  dire que la dignité doit limiter la liberté, et ses opposants ont alors beau jeu d’en conclure que la dignité est un concept liberticide. J’essaye d’expliquer dans le livre que la dignité ne peut se laisser rabattre sur aucun de ces deux schémas. La dignité de la personne humaine signifie que l’être humain ne doit pas être traité comme une chose, mais aussi à  l’inverse qu’il ne doit pas être traité comme un pur esprit qui n’aurait pas de besoins. La dignité apparaît clairement, dans ses deux facettes, comme une condition même de possibilité de la liberté. La focalisation du débat de la prostitution sur le consentement occulte la vraie question qui est celle de redonner aux personnes les moyens de choisir réellement la vie qu’elles entendent mener. On pourrait alors sérieusement parler de liberté.